Sir Nigel
l’écart du saut et elles sont bien
distantes de onze pas. Il passa sous les branches étendues du grand
chêne (ce
Quercus Tilfordiensis
qui signale encore
aujourd’hui la limite extérieure de l’abbaye), espérant bien
balayer son cavalier ; mais Nigel était plié sur son dos, le
visage enfoui dans la crinière flottante. Les branches rêches
l’égratignèrent rudement, sans ébranler le moindrement ni son
esprit ni son emprise. Se cabrant, s’éparant, s’ébrouant, Pommers
s’élança à travers la plantation de jeunes arbres et disparut sur
le large chemin de Hankley Down.
Les paysans parlent encore dans les contes au
coin du feu de cette chevauchée qui forme le fond de cette vieille
ballade du Surrey, maintenant oubliée, sauf le refrain :
Il n’est rien sur cette terre de plus vif
Que la crécelle passant en cyclone,
Que le daim léger et craintif,
Ni que Nigel sur son cheval jaune.
Par-devant, jusqu’à hauteur des genoux,
roulait un océan de bruyère noire, ondoyant en larges vagues
jusqu’à une colline dénudée. Au-dessus s’étendait l’immense voûte
du ciel, d’un bleu que rien ne troublait, avec un soleil qui
dardait ses rayons sur les hauteurs du Hampshire. Et Pommers courut
à travers les hautes bruyères, descendant les ravins, bondissant
par-dessus les cours d’eau, remontant les pentes. Son cœur
trépignait de rage, et chaque fibre de son corps frémissait devant
les indignités qui lui étaient infligées.
Mais l’homme resta accroché aux flancs
palpitants et à la crinière flottante, silencieux, immobile,
inexorable, laissant l’animal aller à son gré, mais fixé sur lui
comme le destin sur son but. Et le cheval poursuivit son chemin,
escaladant Hankley Down, traversant Thursley Marsh, dans les
roseaux qui s’élevaient à hauteur de son garrot maculé de boue,
s’avançant au long de la pente vers Headland of the Hinds,
redescendant par Nutcombe Gorge, glissant, trébuchant, bondissant,
sans jamais ralentir son allure endiablée. Les villageois de
Shottermill entendirent les battements sauvages de ses sabots mais,
avant même qu’ils eussent pu écarter le rideau en peau de bœuf
devant la porte de leurs masures, monture et cavalier étaient déjà
perdus dans Haslemere Valley. Et toujours il continuait, accumulant
les lieues. Il n’était pas une terre marécageuse qui pût entraver
sa marche, ni une colline qui pût le retenir. Il avalait, comme
s’il s’était agi de terrain plat, les côtes de Linchmere et de
Fernhurst. Ce ne fut que lorsqu’il eut redescendu la pente de
Henley Hill et que la grande tour grise du château de Midhurst
surgit au détour d’un hallier que le long cou tendu retomba quelque
peu sur la poitrine et que le souffle se fit plus rapide. Quel que
fût le côté vers lequel regardait l’animal, dans les bois ou les
downs, ses yeux perçants ne pouvaient déceler nulle part le moindre
signe de ces plaines de liberté auxquelles il rêvait.
Un nouvel outrage encore ! Non seulement
cette créature se cramponnait sur son dos, mais elle allait même
jusqu’à vouloir le contrôler et lui faire prendre le chemin qui lui
convenait. Il sentit de nouveau un petit coup sec à la bouche et sa
tête, malgré lui, fut tournée vers le nord. Autant aller par ce
chemin que par un autre, mais l’homme était bien sot s’il croyait
qu’un cheval comme lui était à bout de courage et de forces. Il lui
prouverait qu’il n’était pas vaincu, même s’il devait lui en coûter
de se déchirer les muscles. Il reprit donc, en sens inverse et
toujours galopant, la longue montée. Arriverait-il jusqu’au
bout ? Il ne voulait pas admettre qu’il ne pourrait aller plus
loin, tant que l’homme maintiendrait sa forte poigne. Il était
blanc d’écume et maculé de boue. Il avait les yeux ensanglantés, la
bouche ouverte, les naseaux distendus, la robe fumante. Il
redescendit Sunday Hill puis atteignit le marais de Kingsley. Non,
c’en était trop ! La chair et le sang n’en pouvaient plus.
Comme il luttait pour sortir du terrain boueux, la lourde glèbe
noire lui collant aux fanons, il ralentit de lui-même son allure et
ramena le galop tumultueux à un canter plus seyant.
Oh, suprême infamie ! N’y aurait-il donc
point de limite à tant de dégradations ? Il n’avait même plus
le droit de choisir le pas qui lui convenait. Et alors qu’il avait
galopé aussi loin quand il l’avait voulu, il lui fallait maintenant
continuer de
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