Sir Nigel
galoper parce que telle était la volonté d’un autre.
Un éperon lui déchira les flancs. La lanière coupante d’un fouet
lui tomba en travers des épaules. Devant la douleur et la honte
qu’il en ressentit, il bondit de toute sa hauteur. Oubliant alors
ses membres fatigués, son essoufflement, ses flancs fumeux,
oubliant tout sauf l’intolérable insulte, il se lança de nouveau
dans un galop effréné. Il se retrouva bientôt en dehors des
collines de bruyère, se dirigeant vers Weydown Common. Et il
galopait toujours. Mais derechef le courage lui fit défaut, ses
membres se mirent à trembler sous lui, de nouveau il ralentit le
pas avec, pour seul résultat, de se faire éperonner et cravacher.
Il était aveuglé et étourdi de fatigue.
Il ne voyait plus où il mettait ses
pattes ; peu lui importait ; il n’avait plus qu’un désir
fou : échapper à cette chose affreuse, cette torture qui se
cramponnait à lui et ne voulait plus le laisser aller. Il traversa
le village de Thursley avec l’œil qui trahissait l’agonie et le
cœur qui battait à tout rompre. Il s’était frayé un chemin jusqu’à
la crête de Thursley Down, toujours poussé de l’avant par les coups
d’éperon et de cravache, lorsque son courage faiblit, que ses
forces l’abandonnèrent et que, dans un dernier hoquet, il
s’effondra dans la bruyère. La chute fut si soudaine que Nigel fut
projeté en avant sur le sol. L’homme et la bête restèrent étendus,
haletants, jusqu’à ce que le dernier rayon du soleil eût disparu
derrière Butser et que les premières étoiles eussent commencé de
scintiller au firmament violacé.
Le jeune seigneur fut le premier à reprendre
ses sens ; s’agenouillant à côté du cheval pantelant, il lui
passa gentiment la main dans la crinière et sur la tête tachée
d’écume. L’œil rouge se tourna vers lui mais, chose étonnante, sans
que l’homme y pût déceler la moindre trace de haine ou de menace.
Et comme il caressait le museau fumant, le cheval geignit doucement
et lui fourra le nez dans le creux de la main. C’en était
assez !
– Tu es mon cheval, Pommers, murmura
Nigel en posant la joue contre la tête allongée. Je te connais,
Pommers, tu me connais aussi et, avec l’aide de saint Paul, nous
apprendrons tous deux à certaines personnes à nous connaître. Et
maintenant, allons jusqu’à cette mare car je ne sais lequel de nous
deux a le plus besoin d’eau.
Et ce fut ainsi que quelques moines de
Waverley, retour des fermes et rentrant tard à l’abbaye, eurent une
étonnante vision qu’ils emportèrent et qui atteignit cette même
nuit les oreilles du procureur et de l’abbé. Lorsqu’ils
traversèrent Tilford, ils virent un cheval et un homme, marchant
côte à côte, tête contre tête, sur l’avenue menant au manoir. Et,
quand ils levèrent leurs lanternes, ils reconnurent le jeune
seigneur menant, tout comme un berger le fait de paisibles moutons,
le terrible cheval jaune de Crooksbury.
Chapitre 4 COMMENT LE PORTE-CONTRAINTE S’EN VINT AU MANOIR DE TILFORD
À l’époque où se déroulaient ces faits,
l’ascétique sévérité des vieux manoirs normands avait été
humanisée, raffinée au point que les nouvelles demeures des nobles,
si elles étaient moins imposantes d’apparence, étaient plus
confortables à habiter. Une race galante bâtissait ses maisons plus
pour la paix que pour la guerre. Celui qui compare la sauvage
nudité de Pevensey ou de Guildford à la grandeur de Bodwin ou de
Windsor, celui-là comprend le changement survenu dans la façon de
vivre.
Les premiers châteaux avaient été construits à
seul effet de permettre de tenir bon face aux envahisseurs qui
pouvaient submerger le pays. Mais lorsque la conquête avait été
fermement établie, un château fort avait perdu toute utilité, sauf
comme refuge contre la justice ou comme centre d’insurrection
civile. Dans les marches du pays de Galles et d’Écosse, où les
châteaux pouvaient encore se prétendre les remparts du royaume, ils
continuaient d’être florissants. Mais partout ailleurs, ils étaient
considérés comme une menace à la majesté du roi ; aussi
détruisait-on ceux qui existaient et empêchait-on d’en construire
de nouveaux. Lors du règne du troisième Édouard, la plus grande
partie des châteaux forts avaient été convertis en demeures
habitables ou étaient tombés en ruine au cours des guerres civiles,
là où leurs amas de pierres grisâtres sont
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