Souvenir d'un officier de la grande armée
Ma position toute militaire, presque inattaquable les faisait réfléchir. De mon côté, je ne me dissimulais pas qu’attaqué vivement, je ne devais pas tarder à succomber, par le peu d’hommes que j’avais avec moi, par le grand nombre des combattants que j’aurais eu sur les bras, au premier coup de fusil, sans espoir de secours, sans retraite, et sans aucune chance de succès, soit pour le triomphe de la cause que je devais défendre, soit pour l’honneur de nos armes. Je cherchai dès lors à agir avec prudence, pour éviter tout ce qui pouvait troubler cette espèce de neutralité qui s’était établie naturellement entre les deux partis. J’engageai le peuple à se retirer, ou du moins à se tenir toujours à l’autre extrémité de la place, dans la rue Saint-Jacques, à ne pas chercher à détourner mes soldats de leur devoir, ainsi qu’à éviter de me mettre dans la dure nécessité de faire usage de mes armes. J’étais souvent écouté, mais souvent aussi il fallait marcher sur eux, la baïonnette croisée, pour les obliger à laisser la place libre.
À tout instant, des orateurs de carrefour, des mandataires du peuple, se présentaient pour me parler, pour haranguer de loin mes troupes, qui riaient de leur tournure grotesque, et de l’originalité de leur langage, qui ressemblait fort à celui de leur prédécesseur, le sans-culotte Père Duchesne, de sanglante mémoire. D’autres fois, c’étaient les chefs des attroupements de passage qui désiraient connaître mes opinions, mes sentiments, qui venaient me tâter, pour tâcher de m’entraîner dans leur rébellion. Beaucoup d’entre eux, c’étaient les mieux élevés, me priaient de ne pas faire couler le sang français, le sang de mes concitoyens et de mes subordonnés, et autres propos aussi sages qu’humains, mais qui souvent aussi étaient dépourvus de sens commun. Je leur répondais, chaque fois, que bien positivement je ne commencerais pas, mais que je me défendrais vigoureusement si l’on m’attaquait ; que je voulais avoir la place entièrement à ma disposition, et que, quoi que l’on fît, je n’abandonnerais jamais mon poste, qu’au besoin je me réfugierais dans l’église, et m’y retrancherais de manière à braver tous les efforts de l’émeute. Plusieurs fois, je fus menacé personnellement ; j’eus des pistolets ou des poignards sur la poitrine, pour m’intimider, mais ces violences ne m’en imposaient pas. Je répondais tranquillement qu’on pouvait me tuer, mais que j’avais derrière moi des vengeurs qui sauraient bien faire repentir les assassins. Les hommes sensé se retiraient en criant : « Vive le commandant ! » les fougueux, les ultra-révolutionnaires, avec colère et menaces. Ces scènes populaires et démagogiques se renouvelaient à chaque instant ; à toute minute, j’étais obligé de me porter en avant de ces bandes, presque toujours hideuses, pour les empêcher d’approcher mes soldats, et pour entendre leurs harangues. Il fallait y répondre, souvent les ménager, pour ne pas voir arriver le malheur que je voulais éviter, même au risque de me compromettre aux yeux du pouvoir.
Ma position déjà délicate s’aggravait par le voisinage de la prison militaire de Montaigne, où quatre cents bandits étaient en pleine insurrection, depuis le matin, pour s’évader et se joindre à l’émeute parisienne. J’avais détaché cent hommes pour les contenir. C’était une grande force de moins, pour moi, qui n’avais plus que cent cinquante soldats sous mon commandement direct. Je courais encore le danger de me voir enlever mon détachement ou de le laisser massacrer. J’étais dans une bien grande perplexité : abandonner les prisonniers à eux-mêmes, c’était les envoyer sur les bords de la Seine où se décidait la question du droit divin ou de la souveraineté du peuple, c’était envoyer un vigoureux renfort aux Parisiens. Je résolus, dans l’intérêt même des citoyens armés, pour ne pas laisser déshonorer leur victoire par des auxiliaires aussi criminels que mauvais soldats, de les conserver dans cette position à tout prix. Avant la nuit, ils avaient brisé plusieurs portes et étaient parvenus jusqu’à celle de la cour, qu’ils allaient enfin franchir, lorsque le capitaine qui commandait le détachement les prévint que si, à la troisième sommation, ils n’étaient pas rentrés dans leurs dortoirs, il ferait tirer sur eux. Cette menace ne les
Weitere Kostenlose Bücher