Souvenirs d'un homme de lettres
somme, aucune notion précise sur l'intime de ces
princes réfugiés, sur la façon dont ils menaient leur disgrâce,
dont l'exil, l'air de Paris les avait impressionnés, ce qu'il
restait de dorure à leurs manteaux de cour et de cérémonial en
leurs logis de rencontre.
Pour savoir cela il me fallut beaucoup de
temps et des courses sans nombre, mettre en route toutes mes
relations de vieux Parisien du haut en bas de l'échelle sociale,
depuis le tapissier qui meublait l'hôtel royal de la rue de
Presbourg, jusqu'au grand seigneur diplomate invité comme témoin à
l'abdication de la reine Isabelle, – happer au vol la confidence
mondaine, feuilleter des notes de police et des devis de
fournisseurs ; puis, quand, j'eus touché le fond de tontes ces
existences de monarques, constaté les fières détresses, les
dévouements héroïques à côté des manies, des décrépitudes, des
fêlures a l'honneur et des consciences lézardées, je laissai de
côté mon enquête, je n'en gardai que des détails typiques empruntés
çà et là des traits de mœurs, de mise en scène, et l'atmosphère
générale où mon drame devait se mouvoir.
Pourtant, par une faiblesse dont j'ai fait
déjà l'aveu, ce besoin de réalité qui m'opprime et m'oblige à
toujours laisser l'étiquette de la vie au bas de mes inventions le
plus soigneusement démarquées, après avoir installé d'abord mon
ménage royal rue de la Pompe, dans le petit hôtel du duc de Madrid
avec qui Christian d'Illyrie avait plus d'un point de ressemblance,
je le transportai rue Herbillon, à deux pas du grand faubourg et de
ses fêtes foraines où je voulais que Méraut montrât le peuple à
Frédérique et lui apprît à ne plus le craindre. Le roi et la reine
de Naples ayant longtemps habité la rue Herbillon on a dit dans le
public que c'était eux que j'avais eu l'intention de peindre ;
mais j'affirme qu'il n'en est rien, et que j'ai promené dans un
décor authentique un couple royal de pure invention.
Méraut, lui, est pris à la vie, il est réel,
du moins jusqu'à mi-corps, et la façon dont je fus amené à le
mettre dans mon livre mérite que je la raconte. Bien résolu à ne
pas écrire un pamphlet, et à faire plaider à l'un de mes
personnages la cause de la légitimité et du droit divin, j'essayais
de m'échauffer pour elle, de ranimer les convictions de ma toute
jeunesse, par la lecture de Bonald, de Joseph de Maistre, de Blanc
Saint-Bonnet, ceux que d'Aurevilly appelle « les prophètes du
passé. » Un jour, dans un vieil exemplaire de la
« Restauration française », acheté sur les quais, au bas
d'une lettre d'envoi de l'auteur publiée entre deux pages, je
découvris ce
post-scriptum
que je copie
textuellement : « Si vous avez besoin de quelque jeune
homme instruit éloquent adressez vous
de ma part
à
M. Thérion, 18, rue de Tournon, hôtel du
Luxembourg. »
Tout de suite je revis ce grand garçon aux
yeux noirs flambants, que je rencontrai dès mon arrivée à Paris,
toujours des livres sous le bras, sortant d'un cabinet de lecture
ou flairant les bouquins aux devantures de l'Odéon, long diable
ébouriffé, assurant d'un geste, le même, répété comme un tic, ses
lunettes sur un nez camard, ouvert, sensuel, épris de vie. Éloquent
certes, et savant, et bohème ! Tous les débits de prunes du
Quartier l'ont entendu affirmer sa foi monarchique, et, avec des
gestes larges, une voix persuadante et chaude, tenir attentif son
auditoire noyé dans la fumée des pipes. Ah ! Si je l'avais eu
là, vivant, quel ressort pour mon livre ! Il lui aurait
soufflé son feu, sa vigueur de loyalisme ; quels
renseignements sur son passage à la cour d'Autriche, où il était
allé élever des petits princes et dont il revint désillusionné,
atteint dans son rêve ! Mais il était disparu déjà depuis des
années, mort de misère, ce Constant Thérion, et malheureusement je
l'avais plutôt rencontré que connu ; mes yeux de ce temps-là
n'étaient pas encore débrouillés, j'étais trop jeune, plus occupé
de vivre que d'observer. Alors, pour suppléer aux détails qui me
manquaient sur lui, je songeai à le faire de mon pays, de Nîmes, de
cette « Bourgade » travailleuse d'où venaient tous les
ouvriers de mon père, à mettre dans sa chambre ce cachet rouge,
Fides, Spes
, que j'avais vu chez mes parents, dans la
salle où l'on chantait « Vive Henri IV, » le couplet de
dessert de toutes nos fêtes de famille ; à l'entourer de
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