Souvenirs d'un homme de lettres
laisser
faire, quand un Italien écrivit le drame sans me consulter pour un
théâtre de Rome. Cette tentative me décida. À qui donner la pièce
pourtant ? Gondinet était tenté, mais la politique lui faisait
peur. Coquelin, à qui j'en parlai, me dit qu'il avait
quelqu'un ; si je voulais lui confier la chose, on
m'apprendrait plus tard le nom de mon collaborateur. J'aime
beaucoup Coquelin. J'ai confiance en lui, je le laissai faire. Il
me lisait la pièce acte par acte, à mesure qu'ils étaient
bâtis ; je trouvais l'œuvre éloquente, d'une prose large,
spirituelle, bien dialoguée. Dès le milieu du premier acte, deux
mots dans la bouche d'Élysée Méraut, qui dit que Hezeta l'avait
« achevé d'imprimer », me mirent sur la piste de
l'auteur. – « C'est quelqu'un de chez Lemerre. » On sait
en effet que le libraire du passage Choiseul signe le nom des
imprimeurs à la fin des beaux poèmes qu'il publie. C'est ainsi que
je découvris mon collaborateur Paul Delair, écrivain de grand
talent, un peu confus parfois, mais avec des éclairs et de la
grandeur, un poète.
La pièce me convenait, seul le dernier acte me
semblait dur. Il se passait dans le garni de la rue
Monsieur-le-Prince, au lit de mort d'Élysée Méraut. À la fin le roi
Christian entrebâillait la porte : « Est-ce ici
mademoiselle Clémence ? » Dans mon petit salon de
l'avenue de l'Observatoire, quand Coquelin nous lut le travail de
Delair, tous eurent la même impression que moi. Gambetta était venu
ce soir-là ainsi qu'Edmond de Goncourt, Zola, Bainville, le docteur
Charcot, Ernest Daudet, Édouard Drumont, Henry Céard. D'avis
unanime, il fallait changer le dernier acte, qui était trop
dangereux. Delair nous écouta, modifia la fin, atténua ;
peines perdues ! Nous étions condamnés avant d'être joués.
J'en eus la conviction dès la répétition générale. La pièce avait
été bien montée, certes ; la meilleure troupe du Vaudeville
l'interprétait, la direction n'avait pas ménagé sa peine, et
cependant je n'ai jamais vu une salle tendue, hostile comme celle
de la première. On siffla le lendemain, et tous les jours
suivants : – voir le
Gaulois
de cette époque. Tous
les soirs les cercles envoyaient des délégués pour faire du tapage.
Des scènes entières, très belles, très émouvantes, passaient dans
le bruit sans que l'on entendît une phrase. Des tirades comme celle
où il est parlé d'un Bourbon courant après l'omnibus étaient
marquées d'avance. Ah ! S’ils avaient su de qui je tenais ce
détail ! Et l'entrée superbe de Dieudonné, l'ivresse en habit
noir pendant le chœur héroïque de la marche de Pugno ! La mode
vint d'aller là « bahuter » comme à la salle Taitbout. Et
puis, sous cette indignation factice des gandins, il y avait en
somme une grande indifférence de la salle. Le public parisien, bien
moins monarchiste que moi, restait profondément insensible à des
misères royales ; c'était trop en dehors des conventions
habituelles, aussi loin de sa pitié que les incendiés de Chicago et
les inondés du Mississipi.
À part quelques feuilletons d'indépendants,
tels que Geffroy, Durrane, la critique suivit le public, c'est son
rôle aujourd'hui ; et la pièce eut le bénéfice d'un universel
éreintement. Quoique seul Paul Delair parût en nom sur l'affiche,
ce fut moi surtout qui restai plusieurs semaines en butte aux
calomnies, aux outrages de toutes sortes. Je fais de ces injures le
cas qu'elles méritent. Par la multiplicité des journaux et la
clameur des reportages, la voix de Paris est devenue un écho
assourdissant de montagne, qui décuple le bruit des causeries,
répercuté tout à l'infini, étouffe, en l'élargissant, le ton juste
du blâme et de l'éloge. Pourtant, j'ai noté une de ces calomnies
que je veux relever. On a prétendu que mon livre était une
flatterie au gouvernement, que, commencé en faveur de la royauté
pendant le « Seize Mai », il avait fait volte-face après
la chute du maréchal et tourné à la république triomphante. Ceux
qui ont dit cela, qui ont cru, qu'une œuvre une fois structurée
peut être ainsi, par caprice, par intérêt, menée à droite ou à
gauche ; ceux-là n'ont jamais bâti un livre, du moins
auraient-ils pu réfléchir, chercher dans quel but j'aurais fait ce
dont ils m'accusaient. Je n'ai besoin de rien ni de personne, je
vis chez moi, je ne sollicite ni emplois, ni distinction, ni
avancement. Alors pourquoi ?
Quant
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