Souvenirs d'un homme de lettres
s'arrêter
au milieu de l'étape, laisser passer la fatigue. Je comptais sur
les soins du bon docteur Potain, sur le repos de la campagne, pour
rendre le ressort et la force à mes nerfs distendus. De fait, après
un mois de Champrosay, d'ivresse de senteurs vertes dans les bois
de Sénart, ce fut un bien-être, une dilatation extraordinaire. Le
printemps montait ; ma sève réveillée bouillonnait, fermentait
comme la sienne, refleurissait les attendrissements de ma vingtième
année. Inoubliable m'est restée l'allée de forêt où dans la
feuillure épaisse des noisetiers et des chênes verts, j'ai écrit la
scène du balcon de mon livre. Puis, brusquement, sans douleur, une
hémoptysie violente m'éveillait, la bouche âcre et sanglante. J'eus
peur, je crus que c'était la fin, qu'il fallait s'en aller, laisser
l'œuvre inachevée : et dans un adieu qui me semblait l'adieu
suprême, j'eus tout juste la force de dire à ma femme, au cher
compagnon de toutes les heures, bonnes ou mauvaises :
« Finis mon bouquin ».
L'immobilité, quelques jours de lit, combien
cruels avec toute cette rumeur de livre continuée dans ma tête, et
le danger passait. Tout sert. Tourgueneff, peu de temps avant de
mourir, ayant eu à supporter une opération douloureuse, notait dans
son esprit toutes les nuances de la douleur. Il voulait, disait-il,
nous conter cela dans un de ces dîners que nous faisions alors avec
Goncourt et Zola. Moi aussi, j'analysais mes souffrances, et j'ai
fait servir à la mort d'Élysée Méraut les sensations de ces
instants d'angoisse.
Doucement, peu à peu, je repris mon travail.
Je l'emportai aux eaux d'Allevard où l'on m'envoyait. Là, dans une
des salles d'inhalation, je fis la rencontre d'un vieux médecin
très original, fort savant, le docteur Roberty, de Marseille, qui
me donna l'idée du type de Bouchereau et de l'épisode qui termine
mon livre. Car, soutenu par la vaillante qui guidait ma plume
encore hésitante, je vins à bout de l'œuvre tout de même. Mais, je
le sentais, quelque chose était cassé dans moi ; désormais je
ne pourrais plus traiter mon corps comme une loque, le priver de
mouvement et d'air, prolonger les veillées jusqu'au matin pour
l'amener à la fièvre des belles trouvailles littéraires.
*
* * *
Le roman parut dans le journal le
Temps
, puis à la librairie Dentu. La presse et le public
lui firent accueil, même les journaux légitimistes. Armand de
Pontmartin disait dans la
Gazette de France
:
« J'ignore si Alphonse Daudet a écrit son livre sous une
inspiration républicaine. Ce que je sais mieux, ce qui résume mon
impression de lecture, est ce qu'il y a de beau, d'émouvant, de
pathétique, de réconfortant dans les
Rois en exil
;
ce qui en rachète les cruautés, ce qui dérobe ce roman aux
triviales laideurs du réalisme, c'est justement le sentiment
royaliste. C'est l'énergique résistance de quelques âmes hautes et
fières à cette débâcle où le bal Mabille, les coulisses, le grand
Club, le grand Seize achèvent d'engloutir les royautés
vaincues. »
Au milieu d'articles élogieux, un éreintement
de Vallès, qui prend l'intérieur de Tom Lewis pour une invention à
la Ponson du Terrail. Ceci m'a prouvé ce que je savais déjà, que de
Paris l'auteur de la « Rue » ne connaissait que la rue,
la rue faubourienne, la circulation funambulesque et le
trottoir ; il n'est jamais entré dans les maisons. Entre
autres reproches, il m'accusait d'avoir trahi, défiguré Thérion.
J'ai déjà répondu que Méraut n'était pas absolument Thérion. Par
surcroît, voici quelques lignes d'une lettre que je reçus avec un
portrait, sitôt après la publication de mon livre :
« Vous deviez bien l'aimer, ce cher
Élysée, pour lui donner la place d'honneur dans les
Rois en
exil
. Tous ceux qui l'ont connu ne l'oublieront jamais… Grâce
à vous, Élysée Méraut vivra aussi longtemps que les
Rois en
exil
. Votre livre sera désormais pour moi et les miens un
livre d'ami, un livre de famille. »
Cette lettre est du frère de Thérion.
Puis le tapage s'éteignit. Paris passait à
d'autres lectures ; moi, j'étais satisfait d'avoir écrit un
livre que mon père, royaliste ardent, eût lu sans chagrin, d'avoir
prouvé que les mots me venaient encore et que je n'étais pas tout à
fait déprimé, comme mes ennemis en avaient manifesté l'espoir.
Cependant plusieurs auteurs dramatiques
désiraient tirer une comédie de mon œuvre. J'hésitais à les
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