Souvenirs d'un homme de lettres
année le jardin est
toujours plein de roses, mais la maison est pleine de Prussiens.
J'ai porté ma table au fond du jardin, et c'est là que j'écris,
dans l'ombre fine et le parfum d'un grand genêt tout bourdonnant
d'abeilles, qui m'empêche de voir les tricots de Poméranie pendus
et séchant à mes pauvres persiennes grises.
Je m'étais pourtant bien juré de ne venir ici
que longtemps après qu'
ils
seraient partis ; mais il
fallait fuir l'horrible conscription Cluseret et je n'avais pas
d'autre refuge… Et c'est ainsi, qu'à moi, comme à bien d'autres
Parisiens, aucune des misères de ce triste temps n'aura été
épargnée : angoisses du siège, guerre civile, émigration, et,
pour nous achever, l'occupation étrangère. On a beau être
philosophe, se mettre au-dessus, en dehors des choses, c'est une
impression singulière, – après six heures de marche sur ces belles
routes de France, toutes blanches de la poussière des bataillons
prussiens – d'arriver à sa porte et d'y trouver, sous les grappes
pendantes des ébéniers et des acacias, un écriteau allemand en
lettres gothiques :
5e compagnie
Boehm,
Sergent-major
Et trois hommes.
Ce M. Boehm est un grand garçon
silencieux et bizarre, qui garde les volets de sa chambre toujours
fermés, se couche et mange sans lumière. Avec cela, l'air trop à
l'aise, le cigare aux dents et d'une exigence !… Il faut à sa
seigneurie une pièce pour lui, une pour son secrétaire, une pour
son domestique. Défense d'entrer par cette porte, de sortir par
celle-là. Est-ce qu'il ne voulait pas nous empêcher d'aller dans le
jardin ?… Enfin le maire est venu, le
hauptmann
s'en
est mêlé, et nous voilà chez nous. Ce n'est pas gai chez nous,
cette année. Quoi qu'on en ait, ce voisinage vous gêne, vous
blesse. Cette paille qu'on hache autour de vous, dans votre maison,
se mêle à ce que vous mangez, fane les arbres, brouille la page du
livre, vous entre dans les yeux, vous donne envie de pleurer.
L'enfant lui-même, sans qu'il s'en rende bien compte, est sous le
coup de cette étrange oppression. Il joue tout doucement dans un
coin du jardin, retient son rire, chante à mi-voix, et le matin, au
lieu de ses réveils ébouriffés et pleins de vie, il se tient bien
tranquille les yeux grands ouverts derrière ses rideaux et demande
tout bas de temps en temps :
« Est-ce que je peux me
réveiller ? »
Encore si nous n'avions que les tristesses de
l'occupation pour nous gâter notre printemps ; mais le plus
dur, le plus cruel, c'est ce roulement de canons et de
mitrailleuses qui nous arrive dès que le vent souffle de Paris,
secouant l'horizon, déchirant sans pitié les matins de brume rose,
bouleversant d'orages ces belles nuits de mai si claires, ces nuits
de rossignols et de grillons.
Hier soir surtout, c'était terrible. Les coups
se succédaient, furieux, désespérés, avec un perpétuel battement
d'éclairs. J'avais ouvert ma fenêtre du côté de la Seine, et
j'écoutais – le cœur serré – ces bruits sourds qui venaient jusqu'à
moi, portés sur l'eau déserte et le silence… Par moments, il me
semblait qu'il y avait là-bas, dans l'horizon, un grand navire en
détresse, qui tirait son canon d'alarme avec furie, et je me
rappelais qu'il y a dix ans, par une nuit semblable, j'étais sur la
terrasse d'une hôtellerie de Bastia, à écouter une canonnade
funèbre que la haute mer nous envoyait ainsi, comme un cri perdu
d'agonie et de colère. Cela dura toute la nuit ; puis, au
matin, on trouvait sur la plage, dans une mêlée de mâts rompus et
de voiles, des souliers à bouffettes claires, une batte d'arlequin
et des tas de haillons pailletés d'or, enrubannés, tout ruisselants
d'eau de mer, barbouillés de sang et de vase. C'était, comme je
l'appris plus tard, ce qui restait du naufrage de la
Louise
, grand paquebot venant de Livourne à Bastia, avec
une troupe de mimes italiens.
Pour qui sait ce qu'est la bataille de nuit
avec la mer, la lutte à tâtons et stérile contre l'irrésistible
force ; pour qui se représente bien les derniers moments d'un
navire, le gouffre qui monte, la mort lente et sans grandeur, la
mort mouillée ; pour qui connaît les rages, les espoirs fous
suivis d'un abattement de brute, l'agonie ivre, le délire, les
mains aveugles qui battent l'air, les doigts crispés s'accrochant à
l'insaisissable, cette batte d'arlequin, au milieu d'épaves
sanglantes, avait quelque chose de burlesque et de terrifiant.
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