Souvenirs d'un homme de lettres
On
se figurait la tempête tombant en coup de foudre pendant une
représentation à bord, la salle de spectacle envahie par la mer,
l'orchestre noyé, pupitres, violons, contrebasses roulant
pêle-mêle, Colombine tordant ses bras nus, courant d'un bout de la
scène à l'autre, morte d'épouvante et toujours rose sous son
fard ; Pierrot, que la terreur n'a pu blêmir, grimpé sur un
portant, regardant le flot monter, et dans ses gros yeux arrondis
pour la farce, ayant déjà l'horrible vertige de la mort ;
Isabelle empêtrée dans ses jupes de cérémonie, tout en larmes et
coiffée de fleurs, ridicule par sa grâce même, roulant sur le pont
comme un paquet, se cramponnant à tous les bancs, bégayant des
prières enfantines ; Scaramouche un tonnelet d'eau-de-vie
entre ses jambes, riant d'un rire hébété et chantant à tue-tête,
pendant qu'Arlequin, frappé de folie, continue à jouer la pièce
gravement, se dandine, fait siffler sa batte, et que le vieux
Cassandre, emporté par un coup de mer, s'en va là-bas, entre deux
vagues, avec son habit de velours marron et sa bouche sans dents
toute, grande ouverte…
Eh bien, ce naufrage de saltimbanques,
mascarade funèbre, parade
in extremis
, toutes ces
convulsions, toutes ces grimaces ont passé devant moi hier soir à
chaque secousse de la canonnade. Je sentais que la Commune, près de
sombrer, tirait sa volée d'alarme. À chaque minute je voyais le
flot monter, la brèche s'élargir, et, pendant ce temps-là, les
hommes de l'Hôtel de ville, accrochés à leurs tréteaux, continuant
à décréter, décréter, dans le fracas du vent et de la
tempête ; puis un dernier coup de mer, et le grand navire,
s'engloutissant avec ses drapeaux rouges, ses écharpes d'or, ses
délégués en robes de juges, en habits de généraux, ses bataillons
d'amazones guêtrées, empanachées, ses soldats du Cirque, affublés
de képis espagnols, de toques garibaldiennes, ses lanciers
polonais, ses turcos de fantaisie, ivres, furieux, chantant et
tourbillonnant… Tout cela s'en allait pêle-mêle à la dérive, et de
tant de bruit, de folies, de crimes, de pasquinades, même
d'héroïsmes, il ne restait plus qu'une écharpe rouge, un képi à
huit galons et une polonaise à brandebourgs, retrouvés un matin sur
la rive, tout souillés de vase et de sang.
Histoire de mes livres : Les rois en
exil
Voici bien certainement celui de tous mes
livres qui m'a donné le plus de mal à mettre debout, celui que j'ai
le plus longtemps porté, gardé dans ma tête, à l'état de titre et
d'obscure ébauche, tel qu'il m'apparut un soir d'octobre, sur la
place du Carrousel, dans la déchirure tragique faite au ciel
parisien par l'écroulement des Tuileries.
Des princes dépossédés s'exilant à Paris après
faillite, descendus rue de Rivoli, et au réveil, le store levé sur
le balcon d'hôtel, découvrant ces ruines, ce fut la vision première
des
Rois en exil
. Moins un roman qu'une étude historique,
puisque le roman est l'histoire des hommes et l'histoire le roman
des rois. Non pas l'étude historique telle qu'on la pratique
généralement chez nous, la compilation morne, poudreuse,
tatillonne, un de ces gros bouquins chers à l'Institut qu'il
couronne chaque année sans les ouvrir et sur lesquels on pourrait
écrire
usage externe
, comme sur les verres bleus de la
pharmacopée : mais un livre d'histoire moderne, vivant,
capiteux, d'une documentation terriblement brûlante et ardue, qu'il
fallait arracher des entrailles mêmes de la vie, au lieu de le
déterrer dans la poussière des archives.
À mes yeux, la difficulté de l'œuvre était
surtout là, dans cette chasse aux modèles, aux renseignements
vrais, dans l'ennui de tout ce reportage commandé par la nouveauté
d'un sujet tellement loin de moi, de mon milieu, hors de mes
habitudes d'existence et d'esprit. Jeune homme, j'avais souvent
frôlé la perruque d'un noir inimitable du duc de Brunswick traînant
les étroits corridors des restaurants de nuit dans l'haleine chaude
du gaz, des patchoulis et des épices ; chez Bignon, sur le
divan du fond m'était un soir apparu Citron-le-Taciturne mangeant
une tranche de foie gras en face d'une fille de carrefour, et
encore, à la sortie d'un dimanche du Conservatoire, la haute et
fière stature du roi de Hanovre aveugle et tâtonnant entre les
colonnes du péristyle, au bras de la touchante princesse
Frédérique, qui l'avertissait quand il fallait saluer. Rien que de
très vague en
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