Souvenirs d'un homme de lettres
ces
traditions royalistes au milieu desquelles j'ai grandi, que j'ai
gardées jusqu'à l'âge de l'esprit ouvert et de la pensée
affranchie. En y mêlant mon Midi, mes souvenirs d'enfance, je
rapprochais le livre de moi. Méraut trouvé, Thérion si vous aimez
mieux, qui pouvait l'amener dans la maison royale ?
L'éducation d'un prince ? De là Zara. Et juste au même moment,
un malheur arrivé dans une maison amie, un enfant frappé à l'œil
par la balle d'une carabine de salon, me donnait l'idée du pauvre
faiseur de rois démolissant son œuvre lui-même.
Les visions du sommeil s'impressionnent des
réalités de la vie. Dans un temps où je rêvais beaucoup, j'avais
pris l'habitude d'écrire mes rêves au matin, en les accompagnant de
notes explicatives : « Fait ceci la veille… Dit cela…
Rencontré un tel. » Eh bien ! Je pourrais au bas des
Rois en exil
mettre des notes de ce genre. À la suite du
chapitre de la foire aux pains d'épices, où Méraut porte sur ses
épaules le petit roi qui a peur, j'écrirais « Hier, visite à
la rue Herbillon. – Couru les bois de Saint-Mandé avec un de mes
enfants. – Dimanche de Pâques. – Bruits de fête. – Nous voilà dans
la foule, remuante, houleuse. – Le petit a peur. Je le prends sur
mon dos pour quitter le champ de foire. » Ailleurs, à la fin
du chapitre sur le bal héroïque à l'hôtel de Rosen, je noterais
que, un jour, à l'exposition de 78, écoutant la musique tzigane en
buvant du tokay, les vibrations du cymbalum m'ont rappelé un bal
polonais chez la comtesse Chodsko, bal de départ et d'adieu, donné
en l'honneur de ces jeunes gens dont beaucoup ne devaient pas
revenir. Et puis, quand on porte un livre, qu'on ne pense qu'à lui,
que de bonheurs, de bizarres coïncidences, de rencontres
miraculeuses ! J'ai dit la petite lettre de Blanc
Saint-Bonnet. Un autre jour c'était le procès intenté par le duc de
Madrid contre Boët, son aide de camp, les bijoux engagés, la Toison
d'or vendue ; puis une adjudication au Tattershall, les
voitures de gala du duc de Brunswick achetées par
l'Hippodrome : ensuite, à la salle Drouot, la vente de deux
couronnes montées appartenant à la reine Isabelle. Et c'est le jour
où j'étais allé à « l'Hôtel » pour suivre cette vente,
qu'un
highlifeur
, idiot superbe, avançant sa tête entre
deux épaules d'Auvergnats, me criant dans la bousculade :
« Où fait-on la fête ce soir ? » Un mot bête que
j'ai lancé et qui a eu la fortune de tous les mots bêtes. Une autre
fois je voyais passer devant la
Librairie nouvelle
l'enterrement du vieux roi de Hanovre, conduit par le prince de
Galles. Belle page à écrire, ce convoi royal en exil.
Malheureusement j'étais gêné par les enterrements de mes livres
précédents. Mora, Désirée, le petit roi Madou-Ghezo. Mais tout cela
m'assurait que je faisais un livre bien de mon temps, arrivant à
son heure.
J'ai écrit « les Rois » place des
Vosges, au fond d'une grande cour où des touffes d'herbe verte
découpaient en carrés les pavés inégaux, dans un petit pavillon
envahi d'un reflet de vignes vierges, pan oublié de l'hôtel
Richelieu. Dedans, vieilles boiseries Louis XIII, dorures presque
éteintes, cinq mètres de plafond : dehors, balcon en fer forgé
mangé de rouille à sa base. C'était bien là le cadre qu'il fallait
à cette histoire mélancolique. Dans ce grand cabinet de travail je
retrouvais, chaque matin, les personnages de mon imagination,
vivants, comme des êtres, en groupes autour de ma table. La besogne
fut acharnée, tyrannique. Je n'avais d'autres sorties que le matin,
dans le petit jour d'hiver, la conduite de mon fils au lycée par
les ruelles éclaboussantes de ce coin du Marais, passage Eginhard,
le ghetto où fermentait la brocante du père Leemans et où je
croisais la descente sur Paris des petites ouvrières bien peignées,
graine de Séphoras aux nez arqués, allantes et rieuses. De temps à
autre une course en ville, une poursuite de renseignement, une
recherche de maison, l'antre de Tom Lewis, le couvent des
Franciscains, rue des Fourneaux.
Tout à coup, au cœur du livre en pleine
effervescence de ces heures cruelles qui sont les meilleures de la
vie, interruption subite, craquement de la machine surmenée. Cela
commença, en travaillant, par des sommes d'une minute, des
assoupissements d'oiseau, un tremblement d'écriture, une langueur
interrompant la page, troublante, invincible. Il fallut
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