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Souvenirs d'un homme de lettres

Souvenirs d'un homme de lettres

Titel: Souvenirs d'un homme de lettres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Alphonse Daudet
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éditeur Charpentier.
Flaubert manque, il s'est cassé la jambe l'autre jour ; et à
ce moment, cloué sur une chaise longue, il fait retentir la
Normandie de formidables jurons carthaginois.
    Edmond de Goncourt, le maître de maison,
paraît cinquante ans. Il est Parisien, mais d'origine
lorraine ; Lorrain par la prestance, finesse bien parisienne.
Des cheveux gris, d'un gris d'ancien blond, l'air aristo et bon
garçon, la haute taille droite avec le nez en chien de chasse du
gentilhomme coureur de halliers ; et dans la figure énergique
et pâle, un sourire perpétuellement attristé, un regard qui parfois
s'éclaire, aigu comme une pointe de graveur… Que de volonté dans ce
regard, que de douleur dans ce sourire ! Et tandis qu'on rit
et qu'on cause, tandis que Goncourt ouvre ses tiroirs, range ses
papiers, s'interrompt pour montrer une brochure curieuse, un
bibelot venu de loin, tandis que chacun s'assied et s'installe, une
émotion me prend à regarder la table de travail, large et longue,
la table fraternelle, faite pour deux, et où la mort un jour est
venue s'asseoir, en troisième, enlevant le plus jeune des frères et
coupant court, brutalement, à cette unique collaboration.
    Le survivant conserve pour son frère mort une
extraordinaire tendresse. Malgré sa réserve native qu'augmente
encore une discrétion fière et voulue, il trouve en parlant de lui
des nuances exquises, presque féminines. On sent là-dessous une
douleur sans bornes et quelque chose de plus que l'amitié.
« Il était le préféré de notre mère ! » dit-il
quelquefois, et cela sans regret, sans amertume, comme trouvant
juste et naturel qu'un tel frère fût toujours le préféré.
    C'est qu'en effet jamais il ne s'est vu
pareille communauté d'existence. Dans le tourbillon des mœurs
modernes, le frère, dès avant vingt ans, quitte le frère. L'un
voyage, l'autre se marie ; l'un est artiste, l'autre est
soldat – et quand de loin en loin, un hasard les réunit sous la
lampe familiale, après des années, il leur faut comme un effort
pour ne pas se retrouver étrangers. Même avec la vie côte à côte,
quels abîmes ne mettra pas entre ces deux intelligences et ces deux
cœurs la diversité des ambitions et des rêves ! Pierre
Corneille a beau habiter dans la même maison que Thomas Corneille,
le premier fait le
Cid
et
Cinna
, tandis que le
second versifie péniblement le
Comte d'Essex
et
Ariane
, et leur fraternité littéraire ne va guère plus
loin que se passer quelques maigres rimes, d'un étage à l'autre,
par un petit judas percé dans le plafond.
    Avec les deux Goncourt, il s'agit en vérité
d'autre chose que de rimes ou de phrases prêtées. Avant que la mort
ne les séparât, ils avaient toujours pensé ensemble et vous ne
trouveriez pas un bout de prose de vingt lignes qui ne porte leur
double marque et ne soit signé de leurs deux noms inséparablement
unis. Une petite fortune – douze à quinze mille livres de rentes
pour deux – leur assurait le loisir et l'indépendance. Avec cela,
ils s'étaient fait une existence fermée, toute de joie littéraire
et de labeur. De temps en temps. Un grand voyage à la Gérard de
Nerval, à travers Paris, à travers les livres, toujours par les
petits sentiers, car ils avaient une sincère horreur, ces touristes
raffinés, pour tout ce qui ressemble à la route battue de tous,
avec son monotone ruban, ses poteaux indiquant le but, ses fils
télégraphiques et sa double rangée de cailloux cassés en pyramide.
On allait ainsi, bras dessus, bras dessous, fourrageant les livres
et la vie, notant le détail de mœurs, le coin ignoré, la brochure
rare, et cueillant toute fleur nouvelle avec la même joie curieuse,
qu'elle poussât dans les ruines de l'histoire ou entre les pavés
gris du Paris des faubourgs. Puis une fois rentrés dans la petite
maison d'Auteuil, comme des herborisateurs, des naturalistes, tout
ensemble fatigués et joyeux, on versait la double récolte sur la
grande table. Observations, images toutes neuves, sentant la nature
et le vert, métaphores vives comme des fleurs, éclatantes comme des
papillons exotiques, et il n'y avait repos ni cesse tant que tout
ne fût rangé et classé.
    Des deux tas on n'en faisait qu'un, chacun de
son côté écrivait sa page ; puis on comparait les deux pages
pour les compléter l'une par l'autre et les fondre. Et, par un
phénomène unique d'assimilation dans le travail et de parallélisme
de pensée, il arrivait

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