Spartacus
de la palissade et du fossé que le proconsul Licinius Crassus avait fait élever et creuser, de la mer Ionienne à la mer Tyrrhénienne, pour enfermer Spartacus et les siens dans la presqu’île de Bruttium. Ce qui aurait pu constituer notre refuge était devenu ainsi une nasse où nous allions mourir de faim et de froid avant même que les légions ne viennent nous y massacrer.
Curius avait jeté le légat comme on fait d’un sac, près du feu autour duquel Posidionos le Grec, Spartacus, Apollonia et moi, Jaïr le Juif, étions assis, tentant de nous réchauffer alors que le vent soufflait en bourrasques et que, de temps à autre, des averses de neige nous fouettaient.
D’un geste, Spartacus avait éloigné Curius et ses hommes, et nous étions ainsi restés seuls sur ce plateau que dominait une falaise.
Au-dessous de nous s’étendaient les forêts de hêtres et de pins qui couvrent les monts Silas. Nous avions cheminé sur les crêtes depuis que nous avions quitté Thurii, nous dirigeant vers le port et la rade de Rhegium, à l’extrémité de la presqu’île.
Mais, tout au long du rivage vers lequel nous nous apprêtions à descendre, nous avions vu les feux que les Romains avaient allumés. Les légions nous avaient devancés, marchant de part et d’autre des monts Silas.
Ainsi mourait l’espoir de Spartacus de s’emparer d’un navire pirate et de gagner la Sicile.
Il m’a paru comme exalté par ce qui le condamnait.
Il a parlé avec grandiloquence de la fin prochaine de sa vie, de la défaite inéluctable. Et comme Apollonia se lamentait, répétait qu’il allait battre les légions de Crassus, que Dionysos l’en avait assurée, qu’elle devinait les intentions du dieu dont elle était la prêtresse, il lui a rappelé ce songe déjà si lointain, quand il n’était qu’un esclave mis en vente à Rome : elle lui avait alors prédit qu’il serait le prince des esclaves, mais qu’à la victoire et à la gloire succéderaient la défaite, le malheur et la mort.
Elle a geint sans rien trouver à répondre, buvant et dansant, cherchant à s’enivrer, le vin dégoulinant de sa bouche sur sa poitrine.
Puis Curius et ses hommes ont jeté le corps du légat à nos pieds, nous contant comment ils avaient égorgé les sentinelles romaines qui gardaient le fossé et la palissade, ainsi que les deux centurions qui escortaient Gaius Fuscus Salinator.
Curius et ses hommes partis, Spartacus s’est approché du légat. Il a dégainé son glaive et, de la pointe de la lame, a piqué la gorge du Romain.
Le légat, un homme jeune, n’a pas baissé les yeux, défiant le Thrace. Il faisait preuve de courage, mais je sais lire sur le visage et dans le regard des hommes. Le légat cherchait à dissimuler sa peur alors qu’elle l’habitait. Il écarquillait les yeux, figé comme s’il craignait que le moindre de ses mouvements n’incitât Spartacus à l’égorger.
Je le craignais aussi. J’avais vu, devant Thurii, voler loin la tête du Gaulois Calixte tranchée par Spartacus d’un coup de glaive.
— Regarde Spartacus, avant de mourir, lui a-t-il dit.
Mais, brusquement, il s’est écarté, remettant le glaive dans son fourreau, et il s’est mis à marcher autour du feu, s’arrêtant parfois devant le légat, l’interrogeant, et le Romain, sur un ton plein de mépris, a répondu qu’il se nommait Gaius Fuscus Salinator, qu’il appartenait à une famille d’aristocrates espagnols, les Pedianus, citoyens romains, qui avaient combattu pour Rome et avaient occupé les plus hautes charges de la République.
Spartacus s’est baissé, a pris une poignée de terre et l’a laissée lentement couler entre ses doigts.
— Toi, tes ancêtres, ta vie valent moins que cela, lui a-t-il dit. Un peu de sable et de gravier.
J’ai été étonné par le ton serein et détaché de Spartacus.
Il n’était plus l’homme que j’avais vu à Thurii, décidé à transformer son troupeau en armée, puis prenant le risque d’être trahi par les pirates, tant était grand son désir de passer en Sicile et d’y ranimer le feu de la guerre servile.
D’une voix calme, tourné vers Posidionos, Apollonia et moi il a dit :
— Crassus va vaincre demain ou dans quelques jours. Les dieux ont voulu la puissance de Rome. Ils en ont décidé ainsi. Et je vais mourir. Les dieux ont été généreux avec moi. J’ai rassemblé les esclaves. Ils ont été fiers de combattre et de mourir en hommes
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