Spartacus
parce que Pompée ne licencia pas la sienne. Ils se mirent sur les rangs l’un et l’autre pour le consulat ». Cette allusion aux élections pour le consulat place donc cet épisode au début de l’été 71 et l’on peut voir dans quel contexte serein cette consultation s’annonce. Deux généraux qui se détestent depuis longtemps sont accompagnés de leurs légions en armes. Leurs soldats ne se battent plus pour la République mais sont à présent exclusivement fidèles à leurs chefs qu’ils ont proclamés imperatores . Ce titre ne veut pas dire « empereur », mais il manifeste la ferveur des légionnaires envers un général qui les a conduits à la victoire. En plus de la présence illicite de ces milliers de soldats en armes aux portes de Rome, les deux candidats à la magistrature suprême ne peuvent normalement pas postuler aux honneurs du consulat : Crassus, comme l’exige la loi de Sylla, est bien passé par la préture, mais il lui faudrait normalement attendre deux ans avant de pouvoir concourir ; quant à Pompée, comme Appien l’explique parfaitement, il « n’avait été ni préteur, ni questeur [et] il n’était âgé que de trente-quatre ans ». Mais qui se soucie encore des lois de la République ? Dix légions en armes valent mieux que des lois gravées sur des plaques de bronze. Pour accéder aux honneurs suprêmes, les deux candidats font assaut de promesses. Pompée, d’après Appien, « promit aux tribuns qu’il leur rendrait beaucoup de leur ancienne autorité ». Ces tribuns de la plèbe forment une magistrature fondamentale de la République romaine : sacro-sainte représentation du peuple, ils sont théoriquement intouchables – cette protection est néanmoins très relative car plusieurs tribuns réformateurs ont été assassinés depuis cinquante ans. Les tribuns possèdent un droit de veto contre les décisions des magistrats, qu’ils peuvent mettre en accusation, et surtout un droit d’initiative pour les plébiscites. En 71, les tribuns de la plèbe sont totalement muselés. Sylla, devenu dictateur, leur a retiré pratiquement tous leurs pouvoirs, rompant ainsi l’antique équilibre entre les pouvoirs politiques de l’aristocratie et ceux de la plèbe. En promettant par une mesure populiste de restaurer leur ancienne autorité, Pompée semble donc vouloir briser l’héritage de Sylla. Crassus ne doit pas être en reste sur ce genre de promesse. De plus, son immense fortune est mise à contribution pour acheter les électeurs. La gloire de l’un et l’argent de l’autre contribuent finalement à leur succès car Crassus et Pompée sont tous les deux élus consuls au mois de juillet 71. Pour autant, selon le témoignage d’Appien, « ils ne congédièrent point pour cela leur armée qu’ils avaient aux portes de Rome. Chacun avait son prétexte. Pompée disait qu’il attendait le retour de Metellus pour la cérémonie du triomphe de la guerre d’Ibérie. Crassus prétendait que Pompée devait licencier le premier ».
Ainsi, Rome court un risque plus grand encore que l’année précédente : celui d’une nouvelle guerre civile qui se dessine sous les yeux horrifiés des Romains. Si l’histoire d’Hannibal fait partie de leur histoire ancienne, la guerre civile et son cortège d’horreurs restent gravés dans les mémoires d’hommes encore jeunes. La perspective de deux armées romaines qui viendraient à s’affronter dans Rome n’aurait pour seule conséquence qu’un bain de sang avec pour conclusion une nouvelle dictature et son cortège de meurtres. Il y a là de quoi répandre sur la ville un sentiment de terreur. Ce nouvel effroi doit contribuer à faire oublier, ou du moins à relativiser, l’épisode de Spartacus. Ce chef de bande n’est même pas entré dans le Latium alors que les légions des deux imperatores sont là… sous les murs de Rome. Elles sont prêtes à s’entredéchirer à la moindre rixe qui viendrait à mal tourner. Appien rend bien compte de l’anxiété des Romains à ce moment où chacun semble retenir son souffle : « Le peuple vit dans cette conduite des deux consuls un commencement de sédition. Il craignit la présence de deux armées auprès de la ville. Il supplia les consuls, pendant qu’ils présidaient dans le Forum, de se rapprocher et de s’entendre. » Remplis de méfiance l’un envers l’autre, les deux hommes refusent d’abord de répondre favorablement aux supplications de la foule.
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