Staline
Lénine, paralysé de la jambe et du bras droits, est
cloué au lit, à la merci de Staline.
Le 23, sentant venir sa fin, il dicte à Voloditcheva une
lettre au congrès où il propose d’élargir le Comité central et d’accepter en
gros les propositions de Trotsky sur la planification. Voloditcheva, conseillée
par Fotieva, se précipite à Moscou, monte chez Staline qu’elle trouve en
compagnie de sa femme, de Boukharine et d’Ordjonikidzé. Elle lui transmet la
fameuse lettre ; Staline s’éloigne dans une pièce voisine avec ses deux
invités, revient, l’air sombre, appelle Voloditcheva dans un coin, s’enquiert
de l’état de santé de Lénine, puis lui rend la lettre en lui disant sèchement :
« Brûlez-la ! » Elle s’exécute, sans avertir Staline que le
coffre de Lénine en contient quatre copies. Le lendemain, ce dernier,
poursuivant sa dictée, l’informe qu’il s’agit d’une affaire de conspiration.
Mais, ce même 24 décembre, Staline contre-attaque. Il réunit les médecins
avec Kamenev et Boukharine, à qui il fait adopter une résolution contraignante
au nom du Bureau politique, texte bientôt communiqué aux secrétaires du malade :
« 1 o Vladimir Ilitch a le droit de dicter chaque jour pendant 5
à 10 minutes, mais les notes qu’il dictera ne doivent pas avoir le
caractère d’une correspondance et Vladimir Ilitch ne doit pas attendre de
réponse à ces notes. Les rendez-vous lui sont interdits. 2 o Ni ses
amis ni ses proches ne doivent communiquer à Vladimir Ilitch aucune nouvelle de
la vie politique afin de ne pas lui donner matière à réflexion et de ne pas l’agiter [425] . » Ainsi, Lénine ne peut ni discuter ni
correspondre avec personne. Staline le tient à sa main avec l’accord de deux de
ses fidèles amis.
Lénine continue néanmoins à dicter ses notes destinées à
rester secrètes jusqu’au congrès, mais dont ses secrétaires transmettent le
contenu à Staline. Le 24 décembre, il déclare que « Staline, en
devenant Secrétaire général, a concentré dans ses mains un pouvoir illimité »,
chose qu’il vient de découvrir à ses propres dépens. Il affirme n’être « pas
convaincu qu’il saura toujours en user avec assez de circonspection [426] ». La
litote suggère la nécessité de limiter ce pouvoir excessif, mais la prudence de
la formulation en dit long sur l’idée que Lénine se fait de l’étendue du
pouvoir de Staline. Six jours plus tard, dans une note sur la question
nationale, il attaque en revanche violemment « le Géorgien qui accuse
dédaigneusement les autres de "social-nationalisme" (alors qu’il est
lui-même non seulement un véritable et authentique
"social-nationaliste", mais un grossier argousin grand-russe) ».
Il dénonce ensuite la partialité inique de la commission Dzerjinski et « rejette
toute la responsabilité politique de cette campagne véritablement nationaliste
grand-russe sur Staline et Dzerjinski [427] ».
Dans sa fureur impuissante, il propose de punir de façon exemplaire
Ordjonikidzé.
Staline prend sous son aile protectrice les deux hommes
informés de ces notes, humiliés et offensés par les jugements péremptoires du « Vieux ».
Depuis longtemps, il cherche à rassembler tous les cadres qui ont été, un jour
ou l’autre, rabroués par Lénine ou piétinés par Trotsky. Ce dernier ne s’en
privait guère et le note avec satisfaction dans Ma vie : « Dans
la grande lutte que nous menions, l’enjeu était trop considérable pour que je
pusse jeter des regards à droite et à gauche. J’ai dû souvent, presque à chaque
pas, marcher sur les cors aux pieds de passions personnelles, d’amitiés ou d’amours-propres. »
Il s’est ainsi attiré l’inimitié de bien des militants et des cadres. Il ajoute :
« Staline recueillait avec soin les gens qui avaient eu les cors écrasés [428] . » Tous
ceux-là viendront renforcer son clan hétéroclite de copains, de partisans et d’humiliés
divers, qui, au cours de l’année 1922, se coaliseront contre le « Vieux »
aux lettres fulminantes, et contre Trotsky, le Père-la-Victoire d’une guerre
terminée, mais aussi contre la politique de ces deux hommes.
Staline n’en perd pas de vue pour autant la politique
quotidienne. Il met encore à profit un récent discours de David Riazanov pour
renforcer la discipline. Ce dernier vient, cette fois, de ridiculiser la
politique de la direction du Parti au congrès des soviets.
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