Staline
adresse, le 6 mars, aux communistes géorgiens victimes des
hommes de Staline : « Je suis votre cause de toute mon âme. Je suis
bouleversé par la grossièreté d’Ordjonikidzé et la connivence de Staline et de
Dzerjinski. Je prépare des notes et un discours en votre faveur [435] », écrits
qui, bien sûr, ne verront jamais le jour. La falsification de Voloditcheva a
peut-être fait douter Lénine de la détermination de son unique allié,
contribuant ainsi à l’attaque qui, le 9 mars 1923, le réduira à
jamais au silence.
Le coup de grâce est asséné à Lénine quelques heures après
son mot à Trotsky. Ce même 5 mars, en effet, il est informé du coup de
téléphone insultant que Staline a passé à Kroupskaia le 22 décembre.
Furieux, il déclare à Staline dans une note dictée séance tenante qu’il
considère de telles insultes comme dirigées contre lui-même ; il lui
demande de les retirer et de s’excuser, sous peine de rupture. Voloditcheva
porte la lettre à Staline et lui demande sa réponse. Staline la lit sans
broncher, puis répond : « Ce n’est pas Lénine qui parle, c’est sa
maladie. » Et il poursuit, donnant une leçon de bolchevisme à un Lénine
paralysé : « Je ne suis pas médecin, je suis un homme politique. Je
suis Staline. Si ma femme, membre du Parti, agissait de façon incorrecte, je ne
me sentirais pas le droit de me mêler de cette affaire. Et Kroupskaia est
membre du Parti [436] . »
Mais il s’affirmera bientôt disposé à s’excuser devant Kroupskaia, à qui il ne
pardonnera jamais cette humiliation, restée pourtant virtuelle.
Le lendemain matin, en effet, Staline convoque la sœur de
Lénine, Maria Oulianova, et lui joue la scène du désespoir. « Je n’ai pas
dormi de toute la nuit. Pour qui Ilitch me prend-il ? Comment peut-il se
comporter avec moi comme si j’étais un traître ! Mais je l’aime de toute
mon âme ! Tâchez de le lui dire. » La sœur, apitoyée, rapporte la
scène à son frère et ajoute : « Staline est pourtant intelligent. –
Il n’est pas du tout intelligent [437] »,
rétorque Lénine. La réponse de Staline vient deux jours après, à la fois hypocrite
et insolente : il nie les insultes et les menaces, suggérant que
Kroupskaia est une menteuse, et présente des excuses de pure forme. Dans le
seul souci du prompt rétablissement de Lénine, écrit-il, il a aimablement
reproché à Kroupskaia de lui transmettre des informations politiques malgré l’interdiction
des médecins, car il considère comme de son devoir de veiller au bon
déroulement du traitement. Comment voir là « quelque chose de grossier ou
d’inconvenant, dirigé contre vous ? Mais, si vous considérez que pour le
maintien de nos "relations" je dois "retirer" mes paroles
citées ci-dessus, je peux les retirer, tout en refusant, néanmoins, de
comprendre où est le problème, où est ma "faute" et ce qu’en
particulier on veut de moi [438] . »
L’irritation et la morgue pointent dans les dernières lignes de ce billet signé
« I. Staline » sans formule de politesse. Staline ne renvoie pas
ses « respects » à Lénine, que la lecture d’un billet aussi insolent
aurait abattu s’il n’avait été terrassé avant d’être en mesure d’en prendre
connaissance, le 9 mars, par une ultime crise, consécutive au choc du 5 mars,
qui le prive de la parole, le paralyse et l’élimine à jamais de la vie
politique.
Qui a pu lui porter ce coup ? Selon sa secrétaire,
Kroupskaia aurait informé Lénine que Staline venait de lui téléphoner pour
faire la paix, puis lui aurait raconté l’incident du 23 décembre. Mais
pourquoi Kroupskaia, silencieuse, bien que bouleversée, le jour même des
insultes, en aurait-elle discuté avec lui deux mois et demi plus tard ?
Serait-ce alors l’une des secrétaires, mandatée par Staline pour achever le
malade, qui aurait raconté l’affaire ? En tout cas, cette attaque se
produit au moment exact où Staline a besoin de se débarrasser de Lénine.
Soulagé, il prévient aussitôt Kamenev, parti normaliser en son nom le Parti
communiste géorgien en congrès. Pour neutraliser Kroupskaia, il dresse contre
elle la sœur de Lénine, Maria Oulianova, vieille fille acariâtre qui veut
disputer à sa belle-sœur le monopole de l’héritage politique de Lénine. Staline
jouera longtemps de cette rivalité familiale. Ainsi, en 1926, quand Zinoviev
tentera d’utiliser l’incident contre
Weitere Kostenlose Bücher