Staline
incolore, mais confie à l’un
de ses hommes de main la définition, brutale, de sa véritable politique. L’Ukrainien
Manouilski n’y va pas de main morte : les communistes des confins doivent
se battre contre leur propre nationalisme, répète-t-il par quatre fois dans une
courte intervention, et laisser aux Russes le soin de combattre le chauvinisme
russe !
Les triumvirs, qui cachent à Trotsky leurs informations, ne
prêtent d’abord qu’une attention distante à la colère qui monte en Allemagne
contre la crise galopante. Les grèves se multiplient chez les mineurs, les
métallurgistes, les marins, les ouvriers agricoles, les ouvriers du bâtiment.
Les communistes, portés par le mouvement, se trouvent à la tête de la plupart
des comités de grève et des conseils d’usines. La direction du parti communiste
organise, avec l’accord de Zinoviev, le président du Comintern, une grande
journée antifasciste pour le 29 juillet. Staline, piétinant ses
prérogatives, autorise Radek à envoyer, dans son dos, une lettre au PC allemand
critiquant l’appel contre le fascisme et l’invitant à décommander la journée du
29…
Sa victoire au XIII e congrès lui donne une
assurance qui croît à vive allure : il met désormais systématiquement ses
alliés devant le fait accompli. L’été 1923 marque en ce sens un véritable
tournant. Les dirigeants bolcheviks, qui travaillaient et militaient jusqu’à
seize heures par jour, avaient l’habitude – Staline la prolongera et l’amplifiera –
de prendre près de deux mois de vacances l’été pour se reposer et se soigner.
En juillet, Staline se retrouve seul à Moscou à gérer les affaires avec Kamenev
et Roudzoutak. Il en profite pour atténuer la campagne engagée en février 1922
contre le clergé orthodoxe. Le 2 juillet 1923, il fait retirer du
projet de Code pénal les sanctions prévues pour l’éducation religieuse
collective. Le 16 août, il promulgue au nom du Comité central, puis du
Bureau politique, une circulaire « Sur l’attitude à l’égard des
organisations religieuses », signée de son nom, « interdisant la
fermeture d’églises, de lieux de prières et de synagogues », dont les
auteurs « ne comprennent pas que, par leurs actions grossières et
dépourvues de tact contre les croyants, qui représentent l’énorme majorité de
la population, ils provoquent un tort inestimable au pouvoir soviétique […] et
risquent de servir la contre-révolution [457] ».
La dénonciation des « excès » commis par les cadres qui comprennent
mal la politique du Parti, et dont les bonnes intentions subjectives débouchent
sur la complicité objective avec l’ennemi, constitue déjà une donnée
essentielle du discours stalinien. Elle sert à la fois de paravent et de
prétexte aux sanctions.
L’année précédente, Staline avait mis à profit la maladie de
Lénine pour affermir l’emprise de l’appareil en lui attribuant des privilèges
importants. Il met à profit, cette fois, les vacances des trois quarts des
membres du Bureau politique, partis se reposer et se soigner aux eaux de
Kislovodsk, dans la région de Stavropol, au sud de la Russie : Zinoviev,
Boukharine, Ordjonikidzé, Vorochilov, Frounzé et, à l’écart des autres,
Trotsky. Le 19 juillet, Staline fait adopter par un Bureau politique
restreint la nécessité d’« alléger les conditions d’admission dans les instituts
d’enseignement supérieur pour les enfants des cadres occupant des
responsabilités ». Zinoviev découvre la décision en lisant le
procès-verbal. Dans une lettre à Staline du 6 août, il qualifie cette
décision de « grave faute […] un tel privilège fermera la route aux plus
doués et porte en elle des éléments de caste [458] ».
C’est bien ainsi que l’entend Staline, assuré de s’attacher la reconnaissance
indéfectible des intéressés.
Zinoviev, inquiet de son emprise grandissante, propose de
dissoudre le Bureau d’organisation et de flanquer Staline de deux autres
secrétaires, Trotsky (non consulté) et lui-même, ainsi mis en position de s’affronter.
Le 29 juillet, Zinoviev et Boukharine transmettent leurs réflexions à
Staline et à Kamenev par l’intermédiaire d’Ordjonikidzé. Zinoviev dissimule sa
colère, qui éclate dans sa lettre du lendemain à Kamenev : « Tu
permets à Staline de se moquer de nous [459] . »
Il y énumère une liste impressionnante de coups de force, de décisions
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