Staline
Cette grâce est exceptionnelle ; la
plupart des agents provocateurs du NKVD, associés aux « traîtres » qu’ils
démasquent, finissent comme eux : déportés au Goulag ou fusillés. Le sort
spécial d’Astrov permet aux enquêteurs du NKVD de faire miroiter une telle
possibilité aux yeux de bien d’autres. Puis Staline bombarde Boukharine et
Rykov de procès-verbaux d’interrogatoires accablants de leurs anciens
partisans. Le 16 février, Boukharine en recevra vingt d’un seul coup. Ce
jeu le plonge dans une terrible hébétude, parfois interrompue par des crises de
fureur impuissante. Rykov, lui, perd une partie de son abondante chevelure et
ses derniers cheveux blanchissent.
Staline prépare en même temps la liquidation des chefs de l’armée.
Il a de nombreuses raisons d’en vouloir à Toukhatchevski. Un contentieux sépare
les deux hommes depuis la campagne de Pologne en 1920. Dès 1922, Toukhatchevski
avait affirmé : dans l’armée de demain, le rôle de la cavalerie diminuera
au profit de l’aviation, des blindés et de l’artillerie. Pour préparer cette
modernisation, à laquelle Vorochilov s’oppose de toutes ses forces,
Toukhatchevski fusionne, en décembre 1933, le laboratoire (militaire) de
dynamique des gaz de Leningrad et le Groupe (civil) d’études du mouvement à
réaction en un Institut de recherches scientifiques sur les fusées. Vorochilov,
en février 1938, s’obstinera à donner à la cavalerie le rôle
prééminent : « La cavalerie rouge, comme avant, constitue une force
armée victorieuse et écrasante… [856] »
Boudionny, plus concis, répète à tous vents : « Attendez, le cheval a
encore son mot à dire. » Poutna et Primakov, quant à eux, avaient voté
pour l’Opposition de gauche en 1923. Tous ces généraux, enfin, se gaussaient
entre eux du rôle que Staline s’arrogeait dans la guerre civile et prenaient
son homme lige, leur supérieur hiérarchique Vorochilov, pour un bouffon et un
courtisan.
Staline endort leur vigilance. Sept semaines avant le
premier procès de Moscou, le Bureau politique lève les blâmes sévères infligés
en 1932 aux généraux Kork et Ouborevitch. La veille même, le 10 août 1936,
il annule les blâmes infligés à plusieurs généraux (dont Kork encore) en
1934-1935. En septembre et octobre 1936, il signe des ordres de mission à
l’étranger au général Eideman. Lors du VIII e congrès
extraordinaire des soviets de décembre 1936, une photo de groupe dans la
presse montre Toukhatchevski assis au premier rang non loin de Staline. Au même
moment, le général émigré Skobline, agent double du Guépéou et de la Gestapo
comme sa femme, la chanteuse Plevitskaia, « informe » le chef de la
police politique allemande, Heydrich, que Toukhatchevski et plusieurs
commandants de l’Armée rouge, liés à des généraux allemands rétifs à la tutelle
nazie, complotent contre Staline. Heydrich soupçonne une manœuvre de Staline,
mais lui renvoie la balle. Jusqu’à l’arrivée des nazis au pouvoir, l’Armée
rouge a collaboré, sur décision du Kremlin, avec la Reichswehr. Elle offrait à
cette dernière, contrainte par le traité de Versailles à limiter ses effectifs
à 100 000 hommes, des terrains d’entraînement et de manœuvres en
échange d’armements modernes et de formation militaire de ses cadres en
Allemagne. L’état-major allemand possédait de nombreux documents signés
parToukhatchevski. C’est donc un jeu d’enfants pour les services nazis de fabriquer
des faux signés Toukhatchevski.
Le deuxième procès de Moscou s’ouvre le 23 janvier 1937
contre un « Centre antisoviétique trotskyste », dit « de réserve ».
Il est accusé de préparatifs de meurtres contre les dirigeants soviétiques, de
l’assassinat de Kirov et d’effarants actes de sabotage : il aurait fait
sauter des mines, brûler des usines chimiques, dérailler des trains, introduit
des coquilles d’œufs, des clous ou du verre pilé dans le beurre, empoisonné le
blé et le bétail, bloqué le paiement des salaires aux ouvriers pour les
irriter, fabriqué des vêtements d’été l’hiver et vice-versa… Toutes ces
catastrophes, réelles hélas ! du « socialisme » sont en fait le
fruit du rythme saccadé, voire hystérique de la planification stalinienne,
perpétuellement changeante, de la sous-qualification d’ouvriers à peine sortis
de la campagne, de l’insouciance des apparatchiks, du
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