Staline
Svanidzé, membres du
cercle de famille, s’étaient permis quelques critiques. Or, pour Staline, les
parents n’existent pas plus que les amis.
Il n’apparaît pas publiquement comme le maître d’œuvre de
cette politique. Cadres et dirigeants du Parti ont systématiquement recours à
lui en cas d’arrestation, alors qu’elle a été décidée ou sanctionnée par lui.
Mais, au bout d’un certain temps, même les fidèles s’interrogent. Le Journal d’Alexandre
Soloviev permet de suivre, à cette époque, la lente et douloureuse prise de
conscience d’un stalinien convaincu. En juin 1937, aux obsèques de Maria
Oulianova, décédée à l’âge de 59 ans, il s’étonne de cette mort prématurée
auprès de Kroupskaia. Elle lui répond dans un soupir accablé : « Elle
ne pouvait pas supporter les conditions pesantes créées autour de nous. »
Et elle dénonce « la situation absolument anormale qui empoisonne notre
existence [929] ».
En sortant du cimetière, Soloviev tombe sur Krylenko, le procureur de l’URSS,
récemment limogé. Rendu amer par la disgrâce des « léninistes dans son
genre », Krylenko balbutie : « Maintenant les Iejov et les
Vychinski, des parvenus sans conscience, sont à la mode. » Puis il
explique la purge par les intrigues ou les carences de Iejov et de son clan,
qui, par leur myopie et leur niaiserie, « se laissent aisément prendre par
la désinformation et les provocations des services de renseignements étrangers,
qui veulent anéantir nos cadres et affaiblir nos succès. Ils croient aux
dénonciations, ils gonflent les affaires […] désinforment et induisent en
erreur la direction du Parti et du gouvernement [930] ». C’est
une nouvelle version de la théorie stalinienne du complot, où les comploteurs
étrangers, au lieu d’utiliser contre Staline la perfidie des trotskystes, se
servent de la bêtise de Iejov.
Un an plus tard, en janvier 1939, Soloviev rencontre la
vieille militante et académicienne Pankratova ; il lui demande si elle
pense vraiment que tous les condamnés soient des ennemis du peuple. Elle lui
répond nettement : « Personne n’y croit » et qualifie de « stupidité
invraisemblable » l’accusation portée contre eux de vouloir restaurer le
capitalisme, démembrer la Russie, la vendre aux capitalistes et rétablir la
propriété privée. « Ils n’ont ni domaines, ni usines, ni hauts rangs, ni
propriété privée. Quel sens aurait pour eux la contre-révolution et le retour
du capitalisme ? […]. Tout cela n’est qu’une invention [931] . » Soloviev
en reste pantois.
La bacchanale de la Terreur, mêlée de règlements de comptes
et de pillages, désorganise la production, les transports, le ravitaillement,
et suscite dans la population, accablée de déclarations officielles
amphigouriques, un mécontentement qui ne peut guère s’exprimer que par des
rumeurs et des bruits. Le Journal de Vernadski en donne un écho fidèle.
Vernadski a été l’un des fondateurs du parti Cadets, membre de son comité
central de 1903 à 1918, et a fondé et dirigé l’Institut du radium à Leningrad
en 1921. Revenu en URSS après quatre ans de mission à l’étranger, il a
abandonné toute activité politique. En janvier 1938, il croit déceler des
tiraillements au sommet entre des centres de pouvoir différents : « Il
y a deux, plus vraisemblablement quatre, "instances suprêmes" qui ne
s’entendent pas. 1 o Staline ; 2 o Le Comité
central du Parti ; 3 o Le gouvernement de Molotov […] ;
4 o Iejov et le NKVD. Jusqu’à quel point Staline les unifie-t-il ? »
Le 17 janvier il se demande néanmoins sans répondre : « Iejov et
Staline, n’est-ce pas la même chose [932] ? »
Son Journal donne aussi une image très précise des
difficultés de la vie quotidienne et des réactions qu’elles suscitent dans la
population. Le 14 février, il note : « Il n’y a rien en vente,
ni aliments, ni objets […]. Pour acheter du beurre dans un magasin diététique,
il faut une ordonnance du médecin. » Six jours plus tard : « On
entend de plus en plus parler du sabotage de Iejov. » Le 26 février :
« Le mécontentement et la perplexité sont sérieux. » Malgré la
crainte et la méfiance qu’elle répand, la Terreur n’empêche pas ces sentiments
de s’exprimer. Ainsi Vernadski écrit, le 24 mars : « Le
mécontentement s’accumule, et on entend ses manifestations, malgré la
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