Staline
contre les autres, en accumulant les dossiers
compromettants sur chacun et en faisant planer sur eux l’incertitude permanente
du lendemain. Il est à la fois le père nourricier de la bureaucratie et son
Moloch. Son culte rappelle l’adoration vouée dans certaines religions aux
divinités cruelles et aux rites sanglants par lesquels elle s’exprime.
Staline ne fait pas de détail, sauf quand l’accusé peut lui
être utile. Il jette au panier les centaines de lettres de membres et cadres du
Parti qui répètent à l’envi : « Ma conscience est pure devant le Parti »
(ou « devant Staline »). Ces protestations rituelles ne suscitent en
lui que haussement d’épaules ou ricanement amusé. Mais qu’un « ennemi du
peuple » lui démontre son utilité, il le libère. Ainsi, en 1938, le
physicien Kapitsa lui demande la libération de son jeune et très talentueux
collègue, Lev Landau. Staline accepte. Le constructeur d’avions Korolev, arrêté
par deux fois et deux fois libéré, fait la même expérience : le 27 septembre 1938,
le Collège militaire de la Cour suprême le condamne à dix ans de camp « pour
participation à une organisation trotskyste terroriste contre-révolutionnaire
de sabotage et de diversion » et l’envoie à Kolyma. Le 15 octobre,
Korolev écrit au procureur général de l’URSS. Il peut, écrit-il, créer une arme
puissante (des avions-fusées hyperrapides de haut vol) et demande à Staline de
lui permettre de reprendre son travail sur ces avions-fusées pour renforcer la
défense de l’URSS. La lettre arrive sur le bureau de Staline quelques mois
après l’accord de Munich, le 13 juin 1939, soit six mois après avoir
été envoyée, car la bureaucratie est lente et routinière, et la Cour suprême
annule la condamnation de Korolev, qui est ramené d’urgence à Moscou…
Ce pragmatisme se conjugue avec une défiance universelle. Au
cours de la Grande Terreur, Staline s’assure de son pouvoir de pression sur
presque tous ses collaborateurs par deux moyens convergents : après une
mise en condition préalable, harcèlement de la victime choisie ou comédie
destinée à l’endormir (décoration, nomination à un poste important ; honneur
démonstratif), la victime est paralysée selon deux scénarios. Sur son ordre,
les enquêteurs du NKVD arrachent à de nombreux accusés pour complot terroriste
et espionnage des dépositions mettant en cause des dignitaires du régime
jusques et y compris les membres du Bureau politique : Andreiev, Jdanov,
Kaganovitch, Molotov, chacun a son dossier que Staline garde au chaud. Staline
fait arrêter presque tous les adjoints et collaborateurs des membres du Bureau
politique, dont le premier secrétaire de Molotov, auquel le NKVD tente d’extorquer
des dépositions contre son patron ; refusant de parler, il se jettera dans
la cage d’ascenseur de la Loubianka.
Le second scénario, plus brutal, peut se conjuguer au
premier : Staline frappe un membre de la famille proche, frère ou femme d’un
dirigeant. De hauts dignitaires, dont la famille proche est en prison ou au
Goulag, ne peuvent avoir de poids réel. En août 1937, pendant que
Boudionny est en tournée d’inspection, le NKVD arrête sa seconde femme, Olga
Mikhailova, pulpeuse chanteuse qui s’est produite parfois à l’ambassade
italienne. Elle passera dix-huit ans au Goulag. Des signes nombreux confirment
à Staline que, dans son entourage même, il est à la fois craint, détesté, voire
méprisé. Début octobre 1938, la femme de Kalinine reçoit sa vieille amie
Valentina Ostrooumova. Elle hait Staline, ce « véritable tyran, ce sadique
qui a anéanti la vieille garde léniniste et des millions d’innocents [939] ». Elle le
dit à Catherine Kalinina. Cette dernière, une ancienne ouvrière du textile,
estonienne d’origine, n’aime pas non plus Staline et n’apprécie pas les mœurs
de la bureaucratie dirigeante. Pas plus que la vie sinistre du Kremlin, qu’elle
quitte parfois pour partir dans l’Altaï ; de 1931 à 1934, elle y passe
trois ans à travailler dans une centrale hydro-électrique en construction, puis
dans un kolkhoze où elle s’occupe des cochons et des légumes. Son appartement
est-il sur écoute ou des oreilles indiscrètes ont-elles entendu leur
conversation ? Toujours est-il qu’Ostrooumova est arrêtée le 17 octobre
et Catherine Kalinina une semaine après. Elle refusera d’« avouer ».
Ostrooumova sera fusillée,
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