Staline
mélangés dans la crasse et le tapage ; les seconds font la loi avec l’accord
tacite des gardiens dont ils arrondissent les fins de mois et qui frappent les
détenus au moindre prétexte. Koba y prend langue avec le monde de la pègre pour
lequel il éprouve instinctivement de la sympathie. Son voisin, le menchevik
Outaradzé, évoque « son visage marqué de petite vérole [qui] lui donnait
un aspect peu soigné […]. Il portait une barbe et des cheveux longs rejetés en
arrière ». Les deux hommes passent six mois dans cette prison pouilleuse.
Koba frappe Outaradzé par son calme et sa maîtrise de soi : « Il ne
riait jamais franchement, se contentant en général de sourire […]. Pas une fois
je ne l’ai vu s’emporter, crier, discuter, s’émouvoir […] en un mot sortir de
sa réserve. Et sa voix correspondait exactement à sa personnalité glaciale [99] . »
L’enquête ne parvient à réunir aucune preuve de son activité
à Batoum. La police n’arrive pas à dénicher un seul témoin de sa participation
à la manifestation subversive du 9 mars. Bref, son dossier est vide. Or,
la détention de Koba et de Kandelaki doit s’achever le 5 mai 1902,
deux mois après leur arrestation. Le général-major commandant la région en
demande la prolongation. Le parquet, ne trouvant « rien de criminel »
dans une réunion de « quelques ouvriers chez deux de leurs camarades pour
discuter de leurs problèmes dans leur usine », refuse et reproche à la
police d’avoir par son « alerte nocturne […] provoqué une agitation tout à
fait indésirable dans la période troublée actuelle ». En conclusion, si à
propos de Djougachvili et Kandelaki « il n’y a pas d’indication précise et
définie concernant leur activité criminelle, il faut immédiatement les libérer
et les placer sous surveillance [100] ».
Le 12 mai 1902, l’adjoint au chef de la
gendarmerie de Koutaïs annonce pourtant l’ouverture d’une instruction contre
les deux hommes, qualifiés de « principaux dirigeants et instructeurs des
ouvriers de Batoum dans leur mouvement ouvrier révolutionnaire qui s’est
accompagné de la distribution de proclamations et d’appels à la révolte et au
renversement du gouvernement [101] ».
L’inculpation ne dit mot de la manifestation du 9 mars. Le procureur
adjoint maintient néanmoins les deux hommes en détention. Le 12 juillet,
la justice accuse dix membres du comité de Tiflis, dont Koba, d’avoir « prononcé
des discours en public visant à susciter la désobéissance à l’égard du gouvernement
et du pouvoir suprême [102] ».
L’imprécision de ces griefs confirme le vide du dossier.
Sa fiche de police fournit la description suivante : « Taille :
2 archines, 4 verchoks et demi [l’archine étant égale à 71 centimètres
et le verchok à 4,4 centimètres, cela signifie 1,62 mètre]. Signes
particuliers : deuxième et troisième doigts du pied gauche accolés. Aspect
extérieur : ordinaire. Cheveux : brun foncé. Barbe et
moustache : brunes. Nez : droit et long. Front : droit mais bas.
Visage : allongé, basané, grêlé (marqué de variole). » La police le
surnomme alors « le Grêlé ». La fiche de police précise : « Sans
papiers, sans occupation définie, sans domicile fixe [103] . » C’est le
propre du révolutionnaire professionnel.
Le 6 août, le chef de la gendarmerie de Tiflis convoque
Koba au conseil de révision, qui le reconnaît inapte au service armé. Pendant
qu’il végète dans la prison de Koutaïs, les grèves provoquées par les
licenciements massifs secouent tout le sud de la Russie et culminent à Tiflis
au cours de l’été 1902. Le 4 juillet au matin, 2 000 employés
de commerce, las de travailler de 6 heures du matin à 11 heures du
soir, quittent tous leur boutique, traversent la ville en cortège, obligent les
magasins à fermer et arrachent à leurs patrons la promesse que la journée de
travail sera limitée à huit heures et demie. Le mouvement gagne les usines, les
bureaux, les imprimeries, les ateliers puis, en août, le dépôt des cheminots.
Trente-cinq ans plus tard, le 27 avril 1937, les Izvestia reproduisent un tableau montrant Staline en organisateur de cette grève, qu’il
aurait donc dirigée du fond de sa cellule de Koutaïs à 200 kilomètres de
Tiflis. Même en cette période de culte débridé, ce don d’ubiquité pose problème :
Staline doit choisir entre la prison
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