Staline
qui
sabrent le champagne des déroutes, tandis que leur convoi encombre, ralentit,
bloque le trafic. L’amiral Alexeiev, par horreur du bruit, interdit tout
mouvement ferroviaire nocturne… Lorsqu’il sera destitué pour incompétence
notoire, son successeur, le général Kouropatkine, exigera de disposer de son
propre train spécial. La haine de ces dignitaires repus et incapables s’élève
de toute la Russie. En juin, le gouverneur général russe de la Finlande est
assassiné. Un mois plus tard, le ministre de l’Intérieur Plehve est abattu par
un militant socialiste-révolutionnaire.
CHAPITRE IV
Le passant de 1905
Le 9 juillet 1903, la Conférence spéciale de
Saint-Pétersbourg formée de quatre hauts fonctionnaires des ministères de la
Justice et de l’Intérieur, a exilé Joseph Djougachvili et dix autres inculpés à
Novaia Ouda, en Sibérie orientale, près d’Irkoutsk, pour trois ans, sous
surveillance policière. La gendarmerie prend son temps. Au début de novembre,
Koba est réexpédié dans la prison de Batoum, où on l’informe de son envoi « dans
des localités éloignées de l’Empire russe ».
Boulgakov donne à cette condamnation modeste une coloration
grandiose. Dans sa pièce Batoum, le ministre de la Justice soumet à
Nicolas II en personne la signature d’un arrêt « concernant le crime
contre l’État commis par Joseph Vissarionovitch Djougachvili, paysan du
district de Gori ». Pour incitation à la grève, Djougachvili sera exilé en
Sibérie. « La sainte Russie a des lois bien douces [106] », se
désole le monarque en signant le décret. Mais le tsar n’a rien à voir dans
cette affaire : la condamnation administrative sans jugement qui frappe
alors Koba est proposée par la police locale, examinée par la Conférence
spéciale, et leur décision est ensuite confirmée et signée, au nom de l’empereur,
par le ministre de l’Intérieur.
Koba part en exil à la mi-novembre. La chronologie
officielle le fait arriver à Novaia Ouda le 27 novembre, après un voyage
invraisemblablement bref. Les transferts d’exilés, passant de prison de transit
en prison de transit, prenaient des mois : celui de Trotsky avait duré
quatre mois pour une distance comparable. En 1908, Koba, exilé près de Vologda,
partira de Bakou le 9 novembre et arrivera à destination le 27 février.
Koba n’est, en réalité, jamais parvenu à son lieu d’exil :
il s’est évadé d’une prison de transit. Officiellement, il s’enfuit de Novaia
Ouda le 5 janvier 1904, soit 38 jours après son arrivée
imaginaire, après avoir reçu, en décembre, une lettre (évidemment perdue) de
Lénine. Il prétendra avoir fait, sans vêtements chauds, une première tentative
où il faillit se geler les oreilles et le nez. Mieux vêtu la seconde fois, il
aurait réussi. Un historien français donne de cette évasion imaginaire une
description épique : « Il partit d’abord à pied, puis dans une
charrette de paysan qui l’emmena vers l’Oural. Il souffrait de froid et de
faim, toussait sans cesse et frôla la tuberculose [107] . » Or, il
était parfaitement impossible de traverser la taïga à pied, puis dans une
charrette de paysan, en plein mois de janvier, pendant des semaines, par des
températures de –30 ou –40 degrés. Et Koba avait trop de bon sens pour
tenter une aussi folle aventure.
Mais il lui fallait à tout prix être parvenu jusqu’à Novaia
Ouda pour y recevoir la fameuse lettre. Mais au fait, comment Lénine aurait-il
pu, à Londres, avoir connaissance de l’existence de ce militant local
emprisonné à Koutaïs et Batoum, dont la date de départ était restée ignorée des
exilés eux-mêmes jusqu’à la dernière minute ? Staline mentionnera cette
lettre pour la première fois le 28 janvier 1924, soit une semaine
après la mort de Lénine ! Ah ! s’il pouvait en brandir le texte !
« Hélas, susurre-t-il, je ne me pardonne pas d’avoir, conformément à mon
habitude de vieux militant clandestin, [qu’il n’était que depuis deux ans…]
brûlé cette lettre de Lénine comme bien d’autres lettres. » Il ne peut en
évoquer le contenu, mais elle a laissé en lui « une impression ineffaçable ».
Comparés à Lénine, les autres dirigeants du Parti (qu’il n’avait, pas plus que
Lénine, jamais rencontrés) lui semblaient inférieurs « d’une tête entière.
Lénine comparé à eux […] était un dirigeant de type supérieur, un aigle
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