Staline
colère intermittents. Son
apprentissage a été coûteux ; il lui aura fallu un an et demi de revers et
d’insuccès, six millions de morts et de prisonniers, pour se former. Et puis la
mutation n’est pas complète. Ainsi, quoique peu à peu convaincu qu’il faut
lâcher la bride aux chefs militaires, il contrôle toutes leurs décisions et
convoque à tout propos les commandants de front, même au beau milieu d’une
opération dont ils assument la direction ; le moindre retard le met en
colère. Joukov note ailleurs un autre trait de caractère de Staline, qui s’avère
gênant face à la mobilité allemande : « Il n’aimait pas modifier ses
décisions [1203] . »
Mais « l’homme au dos raide » n’est pas seulement atteint de raideur
physique. Pris au piège de son propre culte, il admet difficilement qu’il ait
pu se tromper ou que les événements démentent son pronostic. Il faut que les
faits lui forcent la main pour qu’il change.
Il éprouve un vif respect pour le maréchal Chapochnikov, qu’il
place à la tête du Grand Quartier général en septembre 1941 ; c’est
le seul à qui il permette de fumer dans son bureau. Cette complicité remonte à
la guerre de Pologne en 1920 ; Chapochnikov avait alors écrit dans la
revue militaire qu’il dirigeait un article contre « Le jésuitisme des
Polaks ». Trotsky, furieux de ce chauvinisme, avait supprimé sa revue.
Deux raisons pour Staline de l’apprécier. Il estime aussi Vassilevski parce qu’il
est capable, en cas de désaccord avec lui, d’argumenter son point de vue.
Joukov énumère encore dix-sept autres chefs militaires, tous à l’en croire
estimés et respectés par le Commandant suprême. Mais sa liste est trop longue.
Tito a d’ailleurs un jour entendu Staline morigéner grossièrement au téléphone
l’un d’eux, le maréchal Malinovski, dont les troupes piétinaient et qui
réclamait des tanks : « Tu dors dans ton coin, tu dors […]. Tu dis
que tu n’as pas de tanks. Ma grand-mère n’aurait pas besoin de tanks pour se
battre. Il est temps que tu te remues. Tu as compris [1204] ? »
Staline a plusieurs fois rudoyé Vassilevski, qui évoque d’ailleurs dans ses
souvenirs un télégramme brutal en date du 17 août 1943. Alors pris
sur le front par les durs combats dans le Donbass, Vassilevski n’avait pu
envoyer avant le 16 à minuit le rapport quotidien exigé du chef d’état-major.
Staline lui adressa le télégramme suivant : « Il est maintenant déjà 3 h 30,
le 17 août, et vous n’avez pas encore pris la peine d’envoyer au GQG le
rapport sur le bilan de l’opération du 16 août et sur votre appréciation
de la situation […]. Je vous préviens que si vous vous permettez une seule fois
encore d’oublier votre devoir devant le GQG, vous serez écarté de vos fonctions
de chef de l’état-major général et serez rappelé du front [1205] . » Il
mettait ainsi à rude épreuve les nerfs de tous ses collaborateurs, subordonnés,
civils et militaires.
Il aime d’ailleurs à rudoyer ses généraux. Lorsqu’il enlève
à Rokossovski le commandement du 1 er front biélorusse, malgré
ses brillants états de service, il ne peut s’empêcher de ricaner : « Pour
les offenses, nous ne sommes pas des enfants de chœur [1206] . » Mais il
n’a pas avec eux la même attitude qu’avec les « spécialistes militaires »
de la guerre civile. Ces gradés de 1941, sans passé politique, sont ses
subordonnés et ses créatures. C’est lui qui a promu ces chefs formés par son
Précis d’histoire de 1938 et qu’il peut déplacer à son gré. Par ailleurs, il
fait valser les titulaires de postes de commandement de la même façon qu’il
déplace les secrétaires de comités régionaux. En quatre ans de guerre, il
change ainsi quatre fois de chef d’état-major : Chapochnikov, Joukov,
Vassilevski, Antonov Et il déplace jusqu’à dix fois certains commandants de
front et d’armée, pour sanctionner un échec, mais aussi pour les tenir en
haleine et leur rappeler sans cesse qui commande. Volkogonov dit fort
justement : « On a parfois l’impression que Staline prenait le
théâtre des opérations pour un échiquier dont il lui était très agréable de
déplacer sans cesse les pièces et les pions [1207] . »
La brutalité méprisante avec laquelle les officiers
allemands et les SS traitent la population a favorisé l’émergence, dès le printemps 1942,
d’un mouvement de
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