Staline
statut
militaire. Interdit aux visiteurs, le Kremlin est désert. À la jeune bru de
Mikoian, Nami, qui y arrive en 1950, il rappelle le château de la Belle au bois
dormant plongé dans un sommeil éternel, alourdi par « une atmosphère de
secret et une tension permanente » qui créent un climat sinistre et
oppressant. Elle n’y rencontre jamais personne, sauf parfois la veuve de
Dzerjinski, avec qui elle fait de courtes promenades d’un mur à l’autre. « La
vie au Kremlin, dit-elle, semblait isolée de tout. Nous vivions comme sur une
île [1310] . »
Cet univers clos est soumis à la loi du secret, que Staline
cultive avec un souci maniaque, auquel aucun domaine n’échappe, en particulier
sa propre vie. Il accueille mal tout ce qui enfreint vaguement cette loi
tacite. En 1946, Serge Alliluiev, son beau-père, publie le premier tome de ses
souvenirs. Dans ce tableau du mouvement ouvrier géorgien jusqu’à la révolution
de 1905 Koba tient peu de place, et son nom n’apparaît même pas dans certains
épisodes quand la légende lui accorde le premier rôle. Cette même année
paraissent les souvenirs de la belle-sœur de Staline, Anna Alliluieva, qui l’évoque
lors de la révolution de 1917 avec une familiarité naïve qui l’irrite.
Si le pays ne tire pas grand-chose du pillage de l’Allemagne
et des autres pays d’Europe orientale, la caste dirigeante, elle, se remplit
les poches. Elle imite les razzias nazies effectuées à travers l’Europe
orientale tout entière. Un organisme qui porte le nom hypocrite de Direction
principale des biens soviétiques à l’étranger (le Goussimz), dirigé par un
homme de Beria, Dekanozov, ancien ambassadeur soviétique à Berlin, organise le
racket systématique et massif de sculptures, tableaux, bibelots, mobilier,
vaisselle de luxe, objets d’art divers, emportés vers Moscou par convois
entiers, puis entassés dans les appartements de hauts dignitaires civils et
militaires ou stockés dans des entrepôts près de Moscou. Le haut commandement
et la Sécurité d’État rivalisent d’efficacité dans ce pillage systématique. La
perquisition effectuée chez Joukov en 1946 dresse une liste de 7 pages d’objets
dérobés en Allemagne. Le chef de la Sécurité d’État, Abakoumov, s’est approprié
des tapis, des meubles, des bibelots qui ornent le luxueux appartement de 300 mètres
carrés qu’il occupe avec sa maîtresse, après avoir fait expulser les seize
familles qui occupaient cet appartement jusqu’alors communautaire. Certains de
ces trophées ornent aussi le cinq-pièces de 120 mètres carrés qu’après son
divorce il a laissé à sa femme [1311] .
Lorsque Staline le liquidera en 1951, ce butin figurera dans le dossier d’Abakoumov.
Staline, dont la chambre ne contient que des reproductions de tableaux à trois
sous, ne s’intéresse pas à ces objets décoratifs. Son seul luxe est la série de
tenues militaires qu’il affectionne depuis la guerre et que son tailleur
particulier, Legner, lui coud dans son atelier de l’avenue Koutouzov.
La rivalité entre généraux de l’armée et de la Sécurité
multiplie les plaintes et les dénonciations qui parviennent sur le bureau de
Staline et nourrissent les dossiers qu’il accumule contre eux. Il s’intéresse d’abord
aux généraux de l’armée. Qui peut, en effet, garantir que ces derniers, revenus
de la guerre avec le sentiment de l’avoir gagnée sur le terrain, n’ont pas la
tête enflée et pleine d’ambitions ? D’ailleurs, deux jours après la
réception du 24 juin au Kremlin, Joukov a invité, sans autorisation, huit
généraux et maréchaux chez lui, dans sa datcha. Pour Staline, cette initiative
a un relent de complot. De plus, à Berlin, Joukov entretient des rapports
amicaux avec le vice-commissaire du NKVD, Serov, en mission dans la capitale
allemande. Il tisse donc sa toile. Ultime preuve de ses rêves ambitieux :
comme les barons napoléoniens, il fait faire son portrait : un portrait en
pied et, pis encore, il se fait représenter, tel un conquérant ou un empereur, sur
son cheval blanc cabré, face à la porte de Brandebourg et au svastika.
Staline voit sans doute aussi un fâcheux signe d’indépendance
d’esprit dans la sévérité avec laquelle les supérieurs hiérarchiques de son
fils Vassili, nommé par lui commandant de division en mai 1944, se
permettent de le juger. Le lieutenant général Beletski écrit dans une
attestation du
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