Staline
du pays. Les rescapés du front ne
gardent pas leur langue dans leur poche et des critiques brutales contre les
dirigeants locaux, spécialistes du hurlement, de l’injure, de l’oukase, se font
parfois entendre dans des réunions orageuses. Plus de la moitié des anciens
secrétaires de cellule seront remplacés et pas toujours par décision du sommet.
En outre, les petits groupes clandestins se
multiplient : l’Opposition ouvrière, l’Œuvre véritable de Lénine, l’Union
des jeunes socialistes de Tcheliabinsk, le Parti communiste de la jeunesse,
etc. Certes, ces groupes sont réduits, limités à une ville ou à une
faculté : le Parti communiste de la jeunesse de Voronej, l’un des plus
nombreux, ne compte que 58 membres. Mais leur simple existence est
dangereuse dans un pays affamé où des millions de soldats reviennent au pays
avec un moral de vainqueurs. Les Jeunes révolutionnaires de Saratov, groupe
formé en pleine guerre en 1943 par six gamins de 10 à 12 ans, avait bien
osé appeler à renverser Staline après Hitler [1299] ! L’Ukraine
occidentale, la Lituanie, la Lettonie sont sillonnées par des bandes
nationalistes qui bénéficient du soutien au moins passif d’une partie de la
population.
Et puis la guerre et la victoire ont relâché l’étau de la
peur. Le peuple qui avait pendant quatre ans vu la mort en face avait cessé de
craindre. C’est pourquoi il fallait, comme en 1937, lui faire une bonne peur.
Staline refuse de céder à l’aspiration diffuse aux changements, manifestée en
particulier par les soldats victorieux de retour dans leurs kolkhozes ou dans
leurs usines, qui menace le régime lui-même, inapte à toute réforme démocratique.
Et pour extorquer l’argent de la bombe soviétique à une population décimée par
la guerre, il va donc devoir frapper.
Cette nécessité le conduit à favoriser et à mettre à profit
la tension internationale, mais elle exclut toute aventure militaire. L’URSS de
Staline est donc, comme le souligne l’historien Jean-Marie Gaillard, « la
gardienne vigilante de l’ordre européen issu de la Seconde Guerre mondiale [1300] ».
Staline y veille soigneusement et doit, pour cela, se
subordonner totalement les partis communistes des pays d’Europe centrale, déjà
au pouvoir ou sur le point d’y accéder. Il cherche, à cette fin, à semer la
zizanie entre des dirigeants exaltés, voire excités par leur accession
inespérée au pouvoir, comme il le fait avec les dirigeants du parti soviétique.
Ainsi, lorsque Tito propose d’intégrer la Bulgarie dans une Fédération
yougoslave comprenant sept Républiques, les communistes bulgares renâclent.
Staline les soutient et en profite pour dénoncer les Yougoslaves. Le 10 janvier 1945,
il déclare à Dimitrov : « Les Yougoslaves veulent prendre la
Macédoine grecque. Ils veulent aussi l’Albanie, et même des morceaux de la
Hongrie et de l’Autriche. C’est déraisonnable. Leur conduite ne me plaît pas [1301] . » Mais il
a son agent au Bureau politique du PC yougoslave et le dit à Dimitrov : « Hebrang
semble être un homme raisonnable et il comprend ce que je lui ai déclaré, mais
les autres à Belgrade ne comprennent pas [1302] . »
Staline va les aider à comprendre. Tito réclame Trieste qu’il considère comme
une terre slovène. Staline soutient mollement sa revendication, que les
dirigeants du PC italien rejettent. Tito proteste par télégramme. Staline fait
le mort. Il devra leur imposer sa loi.
Le 3 octobre 1945, exténué, il se fait attribuer
par le Bureau politique un congé, mais reçoit encore au Kremlin jusqu’au 8.
Quelques jours plus tard, une première attaque l’écarte pendant plus de deux
mois de politique. Il ne veut voir personne. Svetlana sait qu’il est gravement
malade mais ne peut ni le rencontrer ni lui téléphoner. Personne ne peut d’ailleurs
le joindre au téléphone. Entre le 8 octobre et le 17 décembre, il ne
met pas les pieds au Kremlin. Comme une répétition de la maladie de Lénine
vingt-trois ans plus tôt, le bruit court qu’il a perdu l’usage de la parole.
Cette rumeur atteint bientôt les capitales occidentales, accompagnée de
commentaires, qui l’exaspèrent, sur son départ possible de la direction des
affaires. La presse française s’en fait l’écho en décembre 1945. L’ambassadeur
soviétique en France, Bogomolov, proteste officiellement ; Staline s’emporte :
« De quel droit Bogomolov
Weitere Kostenlose Bücher