Staline
cafés de la
ville. Le 25 mars, lors d’une rafle, la police arrête Koba, porteur de
papiers au nom de Nijaradzé. Les grévistes obtiennent pourtant une
augmentation, cas rarissime en ces années de reflux révolutionnaire. L’habileté
manifestée alors par Koba est, après les « ex », le second facteur de
son ascension politique. Les dirigeants du comité de Bakou monteront rapidement
dans le parti bolchevik : outre Koba, Ordjonikidzé, Spandarian, Chaoumian,
Djaparidzé, les deux frères Enoukidzé, Vorochilov.
Koba est incarcéré à la prison Bailov de Bakou. Prévue pour
400 détenus, elle en accueille alors quatre fois plus : les
prisonniers s’entassent dans les cellules, dans les couloirs, sur les
escaliers. Il y rencontre un socialiste-révolutionnaire, Verechtchak, qui
publiera des souvenirs à Paris en 1928, et un jeune menchevik, fils de
pharmacien, Andrei Vychinski. Selon Verechtchak, le directeur de la prison fit
un jour passer tous les prisonniers politiques entre deux rangées de soldats
qui les matraquèrent de bon cœur. « Koba, affirme-t-il, marcha sous les
coups de crosse sans baisser la tête, un livre à la main [147] », qui
deviendra, sous la plume de l’historien officiel Iaroslavski, un ouvrage de
Marx. Lire un livre en marchant, la tête droite, sous les coups de crosse
relève de l’exploit. En 1937, les auteurs du projet de Précis d’histoire du
Parti bolchévique, dont faisait partie Iaroslavski, supprimèrent la
référence à Marx mais écrivirent : « Le courage et la fermeté du
camarade Staline soutinrent le moral des autres détenus [148] . » Staline
barra tout le paragraphe d’un trait de plume. En 1937, son culte le hissait au
niveau d’une divinité, et une divinité ne saurait se faire bastonner, fût-ce la
tête haute. L’épisode disparut dès lors de la légende.
Staline manifeste un sang-froid à toute épreuve. L’un des
jeux favoris des détenus est de pousser un voisin à bout jusqu’à ce qu’il perde
le contrôle de lui-même. Nul n’y parvient avec Koba. Lors des exécutions
nocturnes qui agitent la prison, il dort ou étudie, sans succès d’ailleurs, l’espéranto,
qu’il voit comme la langue future de l’Internationale. Indifférent aux autres,
il ne propose lui-même aucune action de solidarité, mais ne se désolidarise
jamais d’aucune décision, même de la plus extrême et la plus absurde.
Verechtchak nous montre aussi un Koba qu’impressionnent les
auteurs d’un bon coup, les maîtres chanteurs, les pillards, un Koba intrigant,
sournois, capable de diffamer un codétenu en sous-main. Il insiste sur sa
capacité à pousser les autres tout en restant à l’écart ; Koba fait ainsi
assommer un jeune Géorgien et assassiner un jeune ouvrier en suggérant que ce
sont des provocateurs. Verechtchak ajoute : « Cette aptitude à
frapper secrètement par les mains d’autrui, tout en passant inaperçu, fit de
Koba un combinard astucieux qui ne reculait devant aucun moyen et évitait toute
reddition de comptes, toute responsabilité [149] . »
En même temps, Koba, qui connaît par cœur tout un chapelet de citations de
Marx, participe avec ardeur aux discussions passionnées entre détenus
politiques. Vychinski défend le point de vue menchevique contre lui. Il est
aussi l’un des rares détenus à recevoir des colis. Or les politiques ont l’habitude
de les partager avec leurs codétenus. Vychinski se conforme à la tradition,
mais cède sa propre part à Koba, qui bénéficiera de sa générosité jusqu’à la
libération de son bienfaiteur, le 28 octobre.
Quelques jours plus tard, il est envoyé en résidence
surveillée à Solvytchegodsk, bourgade endormie, riche de douze églises et de 2 000 habitants,
dont un quart d’officiers et de moines et un autre quart d’exilés politiques,
située à quelque 500 kilomètres à l’est de Saint-Pétersbourg et au
nord-est de Moscou, dans la région de Vologda. La ville et sa région, lieu d’exil
ou de transit pour les révolutionnaires, fournissent aussi des gardiens de
prison, des sentinelles et des convoyeurs d’exilés. Koba y arrive le 27 février 1909,
après un voyage de plus de trois mois interrompu par un séjour de deux semaines
à l’hôpital de Viatka pour un début de typhus attrapé dans la prison de transit
crasseuse de cette ville. Un rapport de police le juge vite « grossier,
insolent et irrespectueux à l’égard des autorités [150]
Weitere Kostenlose Bücher