Staline
l’usine. Resté à l’écart du bouillonnement des masses en
1905-1906, il n’est guère affecté par leur apathie. Et puis, cet homme
opiniâtre et rude maîtrise aisément les désillusions d’un enthousiasme mesuré.
Hier noyé dans le tourbillon de la révolution, il appartient désormais à la
minuscule phalange des cadres qui subsistent à travers la débandade et permettront
au bolchevisme d’en ressortir affaibli, mais vivant.
Des modifications bouleversent alors la social-démocratie
russe. Lénine et Plekhanov s’unissent, en effet, contre tous les autres
courants de la social-démocratie russe, tous ceux qui ont pris le parti de l’unité
avec les « liquidateurs ». Koba hésite. Le 31 décembre 1910,
dans une lettre au Comité central où il approuve cette alliance et qualifie
Lénine de « moujik malin », il revient sur l’idée avancée six mois
plus tôt : la vraie direction doit se trouver en Russie. « L’émigration
[…] ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel c’est l’organisation du travail en
Russie […]. Notre première tâche, qui ne souffre pas de retard, c’est l’organisation
d’un groupe central [russe] […] qui est nécessaire comme l’eau et le pain. »
À cette fin, il propose la réunion en Russie (donc sans Lénine…) d’une
conférence « qui, peut-être bien, trouverait les gens convenables [155] », dont il
pense évidemment faire partie. Il revient sur la question quelques jours plus
tard dans trois lettres qu’il adresse de son bourg perdu à des bolcheviks « conciliateurs »
de Moscou. Il y raille sans ménagement la polémique théorique et philosophique
menée par Lénine contre les disciples du physicien Mach dans Matérialisme et
empiriocriticisme, qu’il qualifie de « tempête dans un verre d’eau ».
« Les ouvriers commencent à regarder l’émigration en général avec dédain
et disent : "Qu’ils demandent la lune si le cœur leur en dit, mais
nous à qui les intérêts du mouvement sont chers, travaillons, et le reste s’arrangera."
C’est selon moi ce qu’il y a de mieux à faire [156] . » Bref,
les émigrés coupent les cheveux en quatre pendant que les militants de l’intérieur
travaillent. Lénine, informé de la remarque sarcastique de Koba sur son
ouvrage, la prend fort mal et déclare à Sergo Ordjonikidzé, ami de Koba et
alors en stage à l’école du parti bolchevik à Longjumeau : « Des
petites plaisanteries dans le genre de cette "tempête dans un verre d’eau"
trahissent l’immaturité de Koba comme marxiste [157] . »
Dans sa seconde lettre, Koba s’interroge sur les « racines
[ sic !] » de cette « tempête dans un verre d’eau » :
désaccords philosophiques ou conflits d’egos ? Poser la question c’est
déjà y répondre. Dans la troisième lettre, il critique « certaines gaffes
isolées (mais non précisées) d’Ilitch [158] »
qu’il accuse de dissimuler, pour des raisons diplomatiques, les différences
importantes entre son matérialisme et celui de Plekhanov. Ainsi, pour s’allier
avec lui, Lénine dissimulerait des divergences philosophiques profondes
auxquelles il donne une si grande importance dans Matérialisme et
empiriocriticisme. Sa rigueur à éclipses frôlerait ici l’opportunisme…
À la fin de janvier 1911, Koba quitte la petite chambre
qu’il louait depuis son arrivée dans la bourgade pour s’installer chez Maria
Kouzakova. Cette accueillante veuve hébergeait volontiers des exilés
politiques, qui, selon la rumeur publique, lui laissaient chacun un rejeton en
héritage. Elle en avait alors cinq. « On était à l’étroit, dira-t-elle
plus tard, les enfants dormaient sur le plancher… J’avais beaucoup d’enfants,
ils faisaient souvent du bruit et ce n’était pas facile de lire [159] . » Elle se
rappelle Koba arrivant chez elle, sanglé dans un épais manteau noir et coiffé d’un
feutre sombre. Il est le père d’un sixième enfant, Constantin, qui vient s’ajouter
à cette famille nombreuse mal logée. En 1995, l’hebdomadaire Argumenty i
Fakty (n o 37) a publié une interview de ce Constantin
Kouzakov, alors âgé de 85 ans, qui y déclare avoir appris tout petit qu’il
était le fils de Staline à qui il ressemblait énormément. Il fera carrière dans
l’appareil du Parti au pouvoir, comme adjoint du chef du département d’agit-prop
(agitation et propagande) du Comité central, puis comme premier adjoint
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