Staline
comme le modèle du bon petit gars : « Sosso a
toujours été gentil. Je n’ai jamais eu à le punir. Il étudiait beaucoup, il
était toujours en train de lire ou de bavarder et d’essayer d’apprendre sur
tous les sujets. » Elle ajoute : « C’était mon enfant unique et
je le chérissais [30] . »
Joseph n’a ni frère ni sœur ; les enfants uniques sont rarissimes en cette
époque de familles nombreuses, malgré les ravages de la mortalité infantile. La
situation de Staline, enfant unique, brutalisé par son père et sans autre lien
affectif que l’amour rude d’une mère accablée par le travail et les tâches
domestiques, est assez exceptionnelle. Il n’a jamais connu l’affection ni les
rivalités qui peuvent unir frères et sœurs. L’univers du sentiment se réduit à
l’amour unique d’une mère pieuse, dévouée, obstinée, mais peu expansive. Cette
femme illettrée, à peine capable de griffonner son nom, rêve d’arracher son
fils unique à son milieu et d’en faire un prêtre, seul moyen d’ascension
sociale pour un fils de savetier et de femme de ménage. Elle se bat, pour
parvenir à ses fins, avec un acharnement qui marquera Sosso. Elle lui transmet,
souligne Svetlana, « sa fermeté, son entêtement, sa sévérité, sa morale
puritaine, son caractère viril […]. À sa manière, conclut-elle, il l’aima et la
respecta toute sa vie [31] ».
Il aura de la peine à le lui manifester. Les dix-huit lettres qu’en quinze ans,
de 1922 à 1937, il enverra à sa mère, solitaire et recluse, sont ainsi d’une
extrême sécheresse. Staline a, certes, toujours été renfermé sur lui-même, mais
ces épîtres télégraphiques aux formules stéréotypées inlassablement répétées
atteignent un rare degré de laconisme. L’hyperbole de ses vœux rituels de
longue vie (« vis mille ans ») masque mal l’incapacité à exprimer un
sentiment réel [32] .
Il ne savait que dire à une femme étrangère à son univers et à ses soucis.
Cette indifférence reflète aussi sans doute une volonté de couper les ponts
avec l’époque révolue de son enfance.
En 1883, Vissarion quitte sa femme et son fils. Incapable de
gérer son petit atelier qui périclite, il part s’embaucher à l’usine de
chaussures Adelkhanov, à Tiflis. Selon le romanesque Radzinski, Kéké, endurcie
par son travail, résistait de plus en plus à son ivrogne de mari et lui rendait
coup pour coup ; Besso finit par se sentir mal à l’aise dans une maison où
il n’était plus le maître et décampa. Mais nul n’a jamais assisté à ces
imaginaires empoignades. Une fable grossière, relayée par le fils de Beria dans
l’édition française (mais pas dans l’édition russe !) de ses souvenirs,
fait de Kéké une femme de mœurs légères. En fait, Kéké s’engage comme bonne à
tout faire chez le prêtre orthodoxe Tcharviani et s’installe avec son fils dans
un petit deux-pièces attenant à sa maison. Vissarion revient de temps à autre
au domicile conjugal battre son épouse. Un jour, indigné, Joseph lance un
couteau dans sa direction, mais le manque ; Vissarion se rue sur lui. Le
gamin s’enfuit chez des voisins qui le garderont jusqu’au départ du père en
furie.
En 1906, Staline répandra une version mythique des années
passées par Vissarion dans les ateliers sombres et malodorants de la fabrique
Adelkhanov, où les ouvriers travaillent 14 à 15 heures par jour. Il
raconte en effet l’histoire édifiante d’un cordonnier propriétaire d’un tout
petit atelier qu’il doit fermer, écrasé par la concurrence, et qui part s’embaucher
chez Adelkhanov à Tiflis. Il rêve de se constituer un petit capital pour
rouvrir son petit atelier. « La situation de ce savetier est déjà prolétarienne, mais sa conscience est encore non prolétarienne, elle est encore
complètement petite-bourgeoise [33] . »
Ce savetier prolétarisé se heurte aux dures réalités qui le font mûrir, il
travaille mais n’amasse rien car son salaire lui permet à peine de vivre. En
même temps, il est libéré des soucis du patron d’atelier, et le samedi il
empoche sa paie. Ce constat balaie ses rêves petits-bourgeois. Comme son
salaire est insuffisant il réfléchit à la meilleure façon d’obtenir une
augmentation, écoute ses camarades parler de grèves et de syndicats, prend
conscience qu’il lui faut se battre contre les patrons, adhère finalement au
syndicat, fait grève et devient bientôt
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