Staline
corrige aussitôt sa position, et répète presque mot
pour mot Lénine : « Nous devons signer ces conditions immédiatement […].
Nous aussi nous parions sur la révolution [en Allemagne], mais tandis que vous
comptez par semaines, nous comptons en mois [280] . »
Le Comité central décide d’accepter ces conditions par 7 pour (dont
Lénine, Staline, Sverdlov), 4 contre et 4 abstentions, dont Trotsky.
Quatre membres du Comité central (dont Boukharine) en démissionnent, et sept
commissaires du peuple quittent le gouvernement ; Trotsky abandonne ses
fonctions de commissaire aux Affaires étrangères. Staline demande alors si cet
abandon de poste « ne signifie pas aussi quitter le Parti ». Rabroué,
il s’excuse, jure qu’il n’accuse personne, déclare qu’on a le droit d’agir
selon sa conscience, mais rappelle que personne ne peut remplacer les
démissionnaires, et se demande avec un peu de perfidie si « les camarades,
qu’il invite à attendre le congrès prochain, se rendent compte que leur
attitude mène à la scission [281] ».
Lors de la réunion du lendemain, face à la vague de
démissions maintenues, Staline semble perdu : il ne propose rien, mais
évoque la souffrance qu’il éprouve pour ses camarades et insiste à nouveau pour
qu’ils attendent le congrès, car en province, dit-il, leur départ sera pris
pour une scission. Il apparaît ainsi, au milieu de cette tempête, comme un
homme habité d’abord par le souci de l’unité du Parti au moment où le Comité
régional de Moscou cesse tout simplement de reconnaître l’autorité du Comité
central.
Le 3 mars, le traité est signé. Le lendemain, le jour
où les communistes de gauche publient le premier numéro de leur propre journal,
s’ouvre le VII e congrès du Parti qui ne réunit qu’une
cinquantaine de délégués. Il ratifie le traité. Staline, qui n’y prend pas la
parole, est fortement contesté. Le présidium propose de l’inclure dans la
commission du programme du Parti, qui désormais s’appelle parti communiste.
Mais Ouritski suggère de nommer Radek et non Staline dont, dit-il, les articles
programmatiques font défaut. Le président de séance réplique : « Staline
a écrit sur la question nationale [282] . »
Lénine et Trotsky recueillent 37 voix, Staline, le dernier élu, 21.
Une semaine après, le 15 mars, le Comité exécutif
central des soviets ratifie de justesse le traité de Brest-Litovsk par 116 voix
contre 84 et 26 abstentions, après une séance houleuse où les SR de gauche
accusent les bolcheviks de « trahir l’Internationale » et protestent
contre ce « traité infâme » en annonçant leur départ du gouvernement.
Staline a pendant ces trois mois appuyé la position de Lénine, mais il n’a
jamais pris la parole en public pour la défendre ; son soutien est passif,
comme s’il était à la traîne d’événements qui le dépassent. Mais il est aussi l’un
de ceux qui n’ont pas cédé au vertige de l’utopique « guerre
révolutionnaire – sans armée – contre l’impérialisme ». Lénine s’en
souviendra.
Lénine jugeant Petrograd trop soumis à la menace allemande,
le 11 mars le gouvernement déménage à Moscou, au Kremlin. Staline y
dispose d’un trois-pièces sous les combles du corps de cavalerie, qu’il occupe
avec sa secrétaire et future femme, Nadejda Alliluieva, et le père de cette
dernière, Serguei. L’appartement mitoyen est habité par Boukharine. Le même
bâtiment abrite Trotsky, sa femme et ses deux enfants. Jusqu’à la fin de la
guerre civile, Staline occupera assez rarement cet appartement à l’ameublement
spartiate.
Malgré l’opposition de sa mère, Nadejda, de vingt-deux ans
sa cadette, devient sa femme quelques semaines plus tard, sans fête ni
cérémonie, au cours d’un repas de famille. Staline y révèle son caractère
encore fruste. Il contient un moment son émotion puis, soudain, se lève de
table, empoigne un poulet rôti sur la table et, dans un cri de joie, le
projette sur le mur où le volatile s’écrase en y laissant une longue tache
jaunâtre. Pendant plusieurs mois, Nadejda s’obstine à vouvoyer son époux qui la
tutoie. Ce mariage, officiellement enregistré le 24 mars 1919, semble
donc, comme le premier, fondé sur un rapport de domination. Mais Nadejda, têtue
et volontaire, est d’une autre pâte que Catherine Svanidzé. Une rumeur accuse
Staline d’avoir alors pris Nadejda de force. Ce
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