Suite italienne
après qu’Anne de Bretagne fut redevenue reine de France. Charlotte, ayant regagné la Bretagne à sa suite, avait repris, sans enthousiasme excessif le service qu’elle avait exercé au temps de Charles VIII, lequel n’avait rien de particulièrement réjouissant, car si la duchesse-reine était jeune et belle, elle était sévère en proportion, et tenait ses filles d’honneur dans une surveillance plus étroite que celle d’un moutier. Ainsi était-il interdit à ces jeunes filles de sortir du château, excepté pour se rendre à l’église voisine, et généralement sous la surveillance de femmes plus âgées.
Ce soir-là, Charlotte, perdue dans sa prière, s’était attardée après le salut dans la crypte de l’église déjà obscurcie par la nuit. Elle aimait y goûter une certaine qualité de silence et aussi l’atmosphère un peu mystérieuse dispensée par les lampes à huile tremblant sous les lourdes voûtes de pierre.
Dans sa mante de velours sombre, elle était presque invisible et on l’avait oubliée en partant. Dames et demoiselles étaient reparties en hâte, chassées par le froid humide de la crypte et pressées de retrouver la chaleur et les lumières du château.
Quand le sacristain descendit pour éteindre les lampes avant de fermer l’église, il trouva la jeune fille toujours agenouillée au pied de l’autel et, doucement, lui toucha l’épaule :
— Il est tard, demoiselle… Je dois fermer, pardonnez-moi.
— C’est moi qui dois demander pardon. Je pars tout de suite.
Au seuil, elle s’arrêta un instant sous le porche pour rabattre sur sa tête le grand capuchon de son manteau. La nuit était noire au-delà du cercle de lumière fourni par la torche accrochée près du portail. Le vent soufflait fort, balayant le jardin étendu entre la collégiale et le Logis du Roi, dont les vitres de couleur brillaient dans l’obscurité à une distance qui paraissait énorme.
Resserrant son manteau autour d’elle, Charlotte se mit à courir le long des allées rectilignes bordant des plates-bandes sans fantaisie. Elle allait aussi vite que possible, assez inquiète de l’accueil qu’allait lui faire la reine et baissant la tête pour éviter à sa tendre peau la morsure de la bise, car elle avait oublié le masque que portaient les dames pour protéger leur teint des intempéries.
Ainsi courant, elle ne vit pas deux hommes masqués qui venaient à sa rencontre et alla se jeter, tête baissée, dans les bras du plus grand. Elle faillit tomber sous le choc, mais il la retint d’une main ferme.
— Eh bien ! Où courez-vous donc si vite ?
La voix était impérieuse, cultivée, et teintée d’un accent étranger certain auquel la jeune fille ne put donner de nom. L’homme lui-même était grand, solidement bâti, et toute sa personne répandait un parfum exotique, très musqué et un peu trop puissant pour un homme. Mais il ne l’avait pas lâchée.
— Excusez-moi, messire, murmura la jeune fille en essayant d’échapper à ces mains qui ne semblaient pas disposées à s’écarter. J’espère ne pas vous avoir fait mal.
Elle l’entendit rire.
— Aucunement. Mais je répète tout de même ma question : où couriez-vous si vite, par une telle nuit ?
— À mon service. Je suis fille d’honneur de la reine Anne et je suis déjà en retard.
— En retard ? Comme c’est intéressant. Et qui donc vous a ainsi retenue ? Un… amoureux ?
— Dieu ! riposta Charlotte d’un ton raide. Je viens de l’église. À présent, messire, ayez la bonté de me laisser aller…
— Allons, ne soyez pas si pressée. Quand on est en retard, un peu plus ou un peu moins n’a guère d’importance. La reine est trop pieuse pour en vouloir à l’Église, et quant à moi…
— Mais enfin, que me voulez-vous ? s’écria la jeune fille, qui commençait à perdre patience.
— Presque rien : voir votre visage, et ici on n’y voit goutte. Vous ne voudriez pas que je laisse échapper une femme jeune, et que je devine jolie, quand le Ciel a la bonté de l’envoyer tout droit sur mon cœur ? Micheletto, va me chercher la torche qui brûle sous le porche.
Furieuse, Charlotte pensa étouffer de colère, mais elle savait à présent à qui elle avait affaire, car le nom de Micheletto l’avait renseignée. L’homme de main de César Borgia était presque aussi connu à la cour de France que le Diable en personne, et à peu près aussi favorablement.
Il partit
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