Suite italienne
à son père : dans une courte lettre rédigée en espagnol, il lui faisait savoir qu’il avait « couru huit postes… » ce qui était tout de même pousser un peu loin la confidence familiale.
L’été passa ainsi. Mais aux premiers jours de septembre, Louis XII rappela César auprès de lui. Il rassemblait ses armées pour descendre en Italie, où il voulait conquérir le Milanais, qu’il tenait en héritage de sa grand-mère Valentine Visconti. En échange de ses services, le duc de Valentinois recevrait de lui l’aide militaire dont il avait besoin pour se tailler la principauté qu’il désirait.
Par un de ces clairs matins de fin d’été, purs de nuages, où les choses prennent relief de gravure, César quitta Charlotte. Elle était enceinte et un peu dolente, mais se voulait vaillante comme il convenait à l’épouse d’un grand capitaine.
Il monta à cheval et, entouré des gens de sa maison, disparut bientôt dans la poussière du chemin tandis que son épouse rentrait cacher ses larmes dans le château encore vibrant de sa présence.
Elle ne devait jamais le revoir…
VI
Le mari terrifié
Comment pouvait-on être aussi heureuse ?
Chaque matin, en ouvrant les yeux auprès d’Alphonse dans leur chambre fastueuse de Santa Maria in Portico, Lucrèce s’émerveillait de ce que son existence fût devenue si belle et si riche, le ciel si bleu, les fleurs si parfumées. Elle découvrait que la vie conjugale pouvait être un enchantement.
Elle et Alphonse aimaient exactement les mêmes choses : la musique, les vers, la peinture, les décors raffinés, la vie facile, et leur palais devenait le rendez-vous d’une cour d’artistes comme la Renaissance s’entendait si bien à en faire éclore. Et quels artistes !
Il y avait le Pinturicchio, occupé aux grandes fresques des appartements du pape, il y avait Michel-Ange, qui sculptait pour la chapelle des rois de France une admirable Pietà , il y avait l’architecte Bramante, dont le cerveau génial produisait alors les plans de la grande colonnade du Vatican. Et puis, il y avait les bals, les concerts, les fêtes, les chasses. Il y avait l’amour, l’amour avec Alphonse…
Engourdie dans son bonheur, Lucrèce oubliait César. D’ailleurs, les nouvelles qu’il envoyait de France étaient bonnes. Elles avaient appris aux Borgia le grand succès rencontré par le nouveau duc de Valentinois à la cour de Louis XII, l’accueil flatteur du roi, les fêtes du mariage royal, puis les fiançailles de César lui-même avec la belle Charlotte d’Albret, son fastueux mariage dans la chapelle de Blois. Et la jeune épouse d’Alphonse souriait en apprenant tout cela, toutes ces choses qui lui semblaient autant de garanties pour son propre bonheur car, devenu presque prince, duc français, marié à une princesse dont il était amoureux, bientôt père peut-être, César cessait d’être redoutable. L’éloignement l’humanisait, et aussi cette séduisante brume dorée qui venait de France.
— Je sais que je peux à présent être heureuse sans contrainte… et sans crainte, confia-t-elle un jour à sa belle-sœur Sancia, sa plus habituelle compagne. César a bien autre chose à faire que penser à nous.
Sancia se contenta de sourire. Elle ne voulait pas troubler, si peu que ce fût, le bonheur de son frère et de Lucrèce, qu’elle aimait bien, mais elle était secrètement inquiète car, ayant longtemps été la maîtresse de César, elle avait conscience de le connaître mieux que personne. Elle le savait incapable de construire un bonheur normal. Il ne pouvait trouver ses meilleures jouissances que dans la violence et la domination, l’asservissement des autres. Superstitieuse, la Napolitaine voyait en lui, avant tout, un être destructeur, une sorte de génie du mal. Elle se contentait de prier Dieu pour que César demeurât longtemps en France et s’il pouvait y rester toujours, ce serait pour tout le monde une vraie bénédiction.
Hélas, les craintes de Sancia ne tardèrent pas à se préciser dangereusement. En France, le roi Louis commençait à tourner lui aussi ses regards vers l’Italie, comme l’avait fait son prédécesseur Charles VIII. Il désirait conquérir Milan, qu’il tenait pour son héritage. Lui et César avaient tout intérêt à unir leurs ambitions et leurs désirs.
Or, Louis XII devenu maître de Milan, aidant César à s’attribuer les Romagnes, objet des convoitises italiennes du nouveau duc,
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