Suite italienne
impossible.
Certes, son esprit politique en était venu à juger que ce mariage de Lucrèce avec un prince napolitain, cependant si fort désiré naguère, n’avait plus d’intérêt du moment où ses regards se tournaient vers la France, mais le coup de panique d’Alphonse, plantant là sa fille sans le moindre avertissement, n’arrangeait rien. Car non seulement il y avait la menace que représentait à présent le fugitif, mais Sa Sainteté devait aussi affronter Lucrèce elle-même, Lucrèce, dont elle ne savait plus que faire.
Il y avait une semaine que la jeune femme pleurait sans désemparer et, que sachant bien la puissance de ses larmes sur son père, elle le suppliait de la laisser rejoindre Alphonse, dont elle avait assez vite reçu des nouvelles : il était réfugié sur les terres du prince Colonna, vieil ami de sa famille, à Gennazzano, où il se sentait en sûreté. De là, il envoyait à Lucrèce lettre sur lettre pour la pousser à quitter Rome et à venir le rejoindre.
« Si tu m’aimes autant que tu le dis, tu dois prendre soin de ta vie et de celle de ton enfant. Or l’une et l’autre seront en péril ; si tu veux vraiment demeurer mon épouse bien-aimée… »
Lucrèce, en effet, était enceinte de six mois et naturellement, elle brûlait de rejoindre le séduisant garçon qui était son amant plus encore que son époux et d’aller vivre son amour sous le chaud soleil de Naples, au bord d’une mer bleue comme ses rêves.
Mais ce départ, Alexandre VI n’en voulait à aucun prix. Laisser sa chère fille vivre à Naples, c’eût été donner à l’ennemi un otage beaucoup trop précieux. Non seulement il n’accordait pas la permission demandée mais encore Lucrèce avait reçu l’interdiction formelle de quitter Rome.
— Si seulement elle voulait bien cesser de pleurer, confia-t-il un matin, après la messe, à son maître des cérémonies, le digne Johannès Burchardt, un Alsacien pompeux, mais dont il appréciait l’esprit d’observation. La voir pleurer est pour nous un spectacle intolérable, mais il est impossible de lui céder sur un point aussi important, de la laisser aller, peut-être, à sa perte… Non, cent fois non, elle n’ira pas à Naples !
Le pape allait et venait à travers son appartement, déchaînant autour de sa massive personne une sorte de courant d’air. Burchardt toussota pour se donner le courage d’interrompre cette promenade furieuse.
— À mon avis, hasarda-t-il, Votre Sainteté a tort de s’alarmer. Madame Lucrèce est très jeune, très impulsive, très passionnée…
— Elle est notre fille. Cela dit tout…
— Certes, certes… Mais elle a aussi, et très vif, le souci de sa grandeur. Or, que Votre Sainteté veuille bien considérer que, dans l’état actuel des choses, elle n’a rien d’autre à faire que pleurer tout le jour.
Le pape s’arrêta.
— Que veux-tu dire ?
— Qu’il faut l’occuper. Pourquoi ne pas lui confier le gouvernement d’une ville ? Elle veut quitter Rome ? Eh bien, faites-lui quitter Rome, mais pas pour Naples. Et qui sait ? Du moment où le duc de Bisceglia saura son épouse maîtresse d’une place forte, il se laissera peut-être séduire par l’idée de venir la rejoindre. On dit qu’il l’aime beaucoup…
Alexandre, qui n’avait écouté le préambule que d’une oreille distraite était devenu beaucoup plus attentif sur la fin de l’exposé. Quand son cérémoniaire eut fini, son visage bronzé s’était éclairé d’un large sourire.
— Sais-tu que ton idée est pleine de sagesse, mon fils ? Voilà bien la solution que nous cherchions en vain. Bien sûr, il faut laisser Lucrèce partir, mais avec une mission ; voyons donc, à présent, où nous allons envoyer notre belle éplorée…
Le lendemain, Lucrèce apprenait, non sans surprise, qu’elle était nommée gouverneur de Spolète et de Foligno, deux places fortes situées à quelque vingt-cinq lieues au nord de Rome (autrement dit vingt-cinq lieues plus loin de Naples). C’était une charge de cardinal, mais le pape n’en était plus à cela près.
Quelques jours plus tard, en très fastueux équipage, la jeune duchesse de Bisceglia quittait Rome dans une litière tendue de satin cramoisi pour gagner le siège de son nouveau gouvernement. Son frère Joffré, l’autre mal marié, l’accompagnait, aussi somptueusement équipé qu’elle-même et tout aussi triste car, décidé à en finir avec Naples, son
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