Suite italienne
père avait renvoyé Sancia dans sa famille. La folle et charmante Sancia s’en était allée et Joffré, le cœur aussi lourd que Lucrèce, trouvait comme elle-même une douceur à ce rapprochement. Et ce fut en silence qu’ils cheminèrent vers les douces collines de l’Ombrie.
L’aspect redoutable de Spolète ne déplut pas à Lucrèce lorsqu’elle la découvrit de sa litière. Elle y vit un cadre approprié à sa douleur et y prit de surcroît un plus haut sentiment de son rang et de sa responsabilité. Pourtant, la grosse forteresse carrée couronnant une colline où s’accrochait une ville ceinte de remparts ne possédait aucune des grâces auxquelles l’avaient habituée ses palais romains. Mais la vue s’y étendait au loin, jusqu’à ces horizons bleutés derrière lesquels se cachait son bien-aimé Alphonse.
Pour trouver un dérivatif à son chagrin, elle prit son rôle très au sérieux et, tandis que Joffré trompait sa mélancolie en d’interminables chasses qui emplissaient la vallée d’abois de chiens et d’appels de trompes, Lucrèce s’intéressait aux affaires des villes qu’on lui avait confiées, rendait la justice, veillait au bon état des défenses et de la garnison, modernisait les installations du logis seigneurial, passant en outre de longues heures dans son oratoire à prier Dieu de lui rendre enfin son époux.
Dieu, sans doute, l’entendit car, au soir du 19 septembre, alors qu’elle se disposait à passer à table, le galop de deux cavaliers souleva la poussière du chemin, deux cavaliers qui, pour venir de Naples, avaient contourné Rome : Alphonse et son ami Pignatelli.
Incapable de parler, à demi étranglée par la joie, Lucrèce s’abattit dans les bras de son époux retrouvé pour y sangloter éperdument de joie et de soulagement. Leur séparation n’avait duré qu’un mois mais, pour la jeune femme, il avait eu les dimensions désespérantes d’un siècle.
Les jours qui suivirent furent pleins de douceur. Les jeunes époux vécurent une seconde lune de miel dans cette Ombrie que l’automne débutant parait d’un incomparable éclat. Même les rudes murailles de Spolète y trouvaient un charme adouci. Persuadée dès lors que plus rien ne pouvait menacer son bonheur, Lucrèce écrivit à son père quelques lettres si soumises et si tendres que le terrible pontife laissa son cœur s’amollir : il venait de recevoir des Sforza la ville de Nepi, il l’offrit à sa fille en lui donnant rendez-vous dans son nouvel État.
Lucrèce et Alphonse partirent pleins de joie, ayant tout oublié, l’un comme l’autre, de leurs angoisses et de leurs craintes. L’accueil de Sa Sainteté fut d’ailleurs entièrement rassurant. Il embrassa Lucrèce et même son gendre avec tous les signes d’une vraie tendresse.
— Le temps où votre enfant doit naître est proche, leur dit-il. Je ne veux pas qu’il naisse ailleurs qu’à Rome. Revenez avec moi et que la paix règne à jamais dans notre famille. Il faut oublier les jours d’angoisse.
Insouciants et confiants comme savent l’être les amoureux, Alphonse et Lucrèce ne demandaient qu’à le croire et à retrouver bien vite leur nid douillet, car l’idée d’un hivernage à Spolète ou à Nepi ne leur souriait aucunement.
Le 14 octobre, ils regagnèrent donc leur palais de Santa Maria in Portico où, le 1 er novembre, un beau petit garçon venait au monde dans l’allégresse générale.
Le 11 novembre, dans la chapelle Sixtine, le cardinal Carafa baptisa le petit prince, qui reçut le prénom de Rodrigue, comme son grand-père, et en cadeau de bienvenue, le duché de Sermoneta.
Ce fut une superbe cérémonie, comme le pape les aimait, et Lucrèce, radieuse encore qu’un peu pâle, murmura en serrant à la dérobée la main de son époux :
— Où peut-on être mieux qu’entourés des siens ? Je crois qu’à présent, rien ni personne ne viendra nous empêcher d’être heureux.
Pauvre Lucrèce… Une semaine plus tard, César Borgia était de retour à Rome.
VII
La main de César
Le très évident et un peu insolent bonheur étalé par Lucrèce et son jeune mari Alphonse ne pouvait que porter ombrage à César quand, auréolé de son nouveau titre, de sa nouvelle puissance et de l’éclat de son mariage français, il regagna Rome. Le sombre duc de Valentinois n’aimait pas que sa sœur fût heureuse par un étranger, et surtout un Napolitain.
À l’exception de Sancia, il avait toujours
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