Suite italienne
haï les gens de Naples – encore Sancia s’en était-elle tirée à cause du désir violent qu’elle lui avait inspiré. Mais en France, cette haine était devenue quasi maniaque depuis que la demi-sœur d’Alphonse, Charlotte d’Aragon, avait refusé dédaigneusement de l’épouser, lui, César, en criant bien haut qu’elle ne voulait pas devenir « la Cardinale ».
Certes, il n’avait pas regretté, bien au contraire, que ce refus lui eût permis d’épouser Charlotte d’Albret, mais les blessures d’amour-propre étaient de celles que César pardonnait le moins.
Retrouver Lucrèce aussi tendrement unie à l’époux qu’il l’avait forcée d’accepter, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Et il sut tout de suite qu’Alphonse ne resterait pas longtemps l’époux de sa sœur.
Pourtant, Rome lui avait réservé un triomphe digne d’un imperator romain. Louis XII, ayant conquis Milan, avait tenu sa promesse et confié à César des troupes pour conquérir la Romagne. Il en avait fait bon usage ; Faenza, Imola, Forli, qu’avait défendue jusqu’au bout la belle Catherine Sforza, l’ancienne amie du cardinal Rodrigue Borgia, toutes ces villes étaient tombées. Devenu par sa propre grâce « duc de Romagne », le conquérant Borgia avait empli Rome des rumeurs de sa guerre quand il y était entré le 26 février 1500. Et en quel appareil !
Deux hérauts ouvraient le cortège, l’un aux couleurs de France, l’autre à celles des Borgia. Puis cent estafiers, portant sur la poitrine le nom de César brodé en grandes lettres d’argent, précédaient la cavalerie commandée par le condottiere Vitellozzo Vitelli. César venait ensuite, habillé de velours noir des pieds à la tête, avec au cou le collier de l’ordre de Saint-Michel. Son frère et le mari de Lucrèce le suivaient immédiatement au rang d’aides de camp. Ensuite, c’étaient cent valets de pied vêtus de noir, des pages, des serviteurs, des soldats encore : gigantesques Suisses bariolés et Gascons arrogants, maigres et dangereux comme des chats sauvages. Et puis encore, des gardes entourant une prisonnière altière : Catherine Sforza elle-même, droite et méprisante, le regard à la hauteur des nuages. Enfin, des coffres, des bagages, tout un train immense et interminable déroulant ses anneaux comme un serpent à travers la ville.
Rome accueillit le revenant avec un enthousiasme de commande. Jamais la vieille méfiance italienne contre l’Espagnol n’avait été aussi forte. Et puis, l’absence de César n’avait pas duré assez longtemps pour que l’on eût oublié ses violences, ses fureurs, ses haines et ses vengeances. On applaudissait, on souriait, on acclamait, et les fleurs tombaient sous les pas de son coursier noir, mais à la dérobée, on se montrait Miguel Corella, dit Micheletto, son âme damnée, son homme de main, le maître incontesté du couteau et de la corde, plus dangereux qu’une portée de cobras. Et l’on s’interrogeait : César allait-il demeurer longtemps ou bien retournerait-il à Milan, où l’attendait Louis XII ? Descendrait-il sur Naples, dont on disait qu’il méditait la conquête ? Tournerait-il ses armes vers Camerino, vers Urbino… vers Florence peut-être ?
En fait, où que César allât, quel que fût l’horizon qui attirerait sa convoitise, ce serait de toute façon une excellente chose car, aux yeux des Romains, tout valait mieux que le garder dans la ville.
Pourtant, il resta. L’année 1500 était une année sainte, une année jubilaire, et les pèlerins qui depuis le 1 er janvier affluaient de toutes parts constituaient une manne providentielle pour qui a les caisses vides. César était trop avisé pour laisser passer une telle occasion de puiser à pleines mains dans le trésor pontifical, empli à ras bord par les aumônes, les dons, les ventes d’indulgences et tout le trafic éhonté d’une Église qui avait perdu l’Esprit pour n’en garder qu’une apparence.
Jamais on n’avait vu année sainte comparable à celle-là.
« Nous autres Rhénans, écrit alors un pèlerin venu des bords du Rhin, sommes bons chrétiens, et quand on a vu la vie que mènent à Rome les prélats et les grands personnages, on peut redouter non seulement de perdre la foi mais de devenir turc et de douter de l’immortalité de l’âme… » Et en effet, les fêtes qui se déroulent au Vatican pour le retour de César n’ont rien à voir avec les
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