Suite italienne
réjouissances de patronage voire les pompes liturgiques : ce sont des orgies au cours desquelles le pape, certains de ses cardinaux, ses familiers et ses enfants, servis par des femmes nues, s’adonnent à des jeux de société d’un genre tout à fait particulier.
À toutes ces festivités Lucrèce assistait avec Alphonse comme à un spectacle amusant, puis regagnait son palais, au bras de son époux, pour y retrouver la paix de leur chambre à coucher sans s’apercevoir du regard venimeux dont César enveloppait leur couple d’amoureux.
Au lendemain de ces festins, le Tibre, boueux et sinistre, crachait des corps sans vie : des prêtres, des soldats, des filles de joie qui avaient eu le malheur de déplaire à César, car c’était le sort réservé au menu fretin. Pour ceux qui méritaient une haine plus subtile, la scène se jouait sous les baldaquins de chambres princières où agonisait tel ou tel cardinal, tel ou tel seigneur qui venait d’être honoré d’une invitation à souper au Vatican.
Et Lucrèce vivait dans cette ambiance sans même s’en soucier. Ces morts qu’on lui apprenait au matin n’étaient pas plus pour elle que les faits divers de nos journaux. Elle était heureuse, sûre d’elle, sûre aussi de la protection de son père, qui semblait conquis par le charme d’Alphonse et qui étendait sur eux deux son ombre paternelle.
Et puis, César était presque aimable. N’avait-il pas autre chose à faire que s’occuper d’un jeune couple innocent ?
C’est alors que deux événements vinrent mettre en branle l’impitoyable machine à tuer que le roi de France avait parée d’une couronne ducale.
D’abord, Milan, après une tentative de-reprise des Sforza, fut définitivement vaincue. Ludovic le More, prisonnier, était envoyé dans les prisons du roi Louis et ce dernier annonçait déjà son prochain départ pour la conquête de Naples.
Ensuite, le pape Alexandre fut victime d’un grave accident qui le mit à deux doigts de la mort : une cheminée s’effondra au-dessus de son trône pontifical, tua plusieurs personnes dont trois marchands florentins qui venaient réclamer à César une créance, et envoya dans son lit Sa Sainteté, très commotionnée : sans le baldaquin du trône, il fallait réunir le conclave.
Lucrèce, en fille aimante, vint s’installer au chevet de son père pour le soigner, abandonnant Alphonse au palais de Santa Maria in Portico. Alors, César, qui ne savait encore si un nouveau pape n’allait pas le chasser de Rome et avait demandé des renforts à Milan, décida de passer à l’action : il avait momentanément les mains libres.
Au soir du 15 juillet, Alphonse de Bisceglia vint dîner au Vatican. Dîner familial, sans plus. Seuls y assistaient le pape, Lucrèce, Joffré et Sancia, revenue depuis peu auprès de son époux… et du lit de César.
La soirée était belle et chaude, mais avec les ombres de la nuit, venait une fraîcheur qui invitait au repos.
Fatigué par une journée de chasse, Alphonse prit congé de sa famille, embrassa tendrement Lucrèce qui demeurait encore chez son père, puis, accompagné de deux écuyers, se mit d’un pas nonchalant en route vers son logis.
Les trois hommes sortirent par la porte située sous la loggia des Bénédictions et s’avancèrent sur la place Saint-Pierre sans accorder d’attention aux nombreux mendiants, pèlerins et badauds qui, comme chaque soir, l’encombraient, certains s’installant même sur les marches de la basilique pour dormir plus saintement.
Or, à peine le prince et ses serviteurs avaient-ils fait quelques pas qu’un cri jaillit :
— Tue ! Tue !…
Une troupe de dormeurs s’éveilla et bondit, l’épée haute. En un clin d’œil les trois hommes furent entourés.
— Qui voulez-vous tuer ? demanda Alphonse, méprisant. Si c’est moi, je vous préviens que vous aurez du mal.
Dégainant rapidement, il tomba en garde et engagea le fer avec vigueur, courageusement secondé par ses écuyers. Mais la partie était inégale. Au bout de quelques instants, alors que les vrais pèlerins, épouvantés, appelaient à l’aide une garde qui semblait curieusement sourde, Alphonse tomba percé de plusieurs coups.
Ce que voyant, l’un des écuyers, abandonnant son adversaire, se précipita pour tirer son corps à l’abri d’une colonne tandis que le second, qui se nommait Albanese, ferraillait désespérément contre la meute pour couvrir leur retraite.
La garde
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