Suite italienne
après, escortées d’hommes d’armes et de dignitaires du Vatican précédant le pape lui-même.
Mais quand on pénétra dans la chambre, dont la porte était demeurée entrouverte, il n’y avait plus personne. La somptueuse pièce qui portait le nom de chambre des Sibylles était vide… à l’exception du cadavre d’Alphonse qui gisait en travers du lit, défiguré par l’agonie.
Miguel Corella venait de l’étrangler au moyen d’une cordelette…
Alors, Lucrèce eut un soupir et glissa, sans connaissance, sur les dalles de marbre noir, au pied même de la robe blanche d’Alexandre VI.
VIII
« Aut Caesar, aut nihil {6} … »
Le 18 août, à la nuit close, le corps d’Alphonse d’Aragon, duc de Bisceglia, était porté en terre presque secrètement : vingt serviteurs armés de torches dont les flammes éclairaient sinistrement l’obscurité, une poignée de religieux entourant François Borgia, archevêque de Cosenza. Rien d’autre : ni sœur ni épouse, car Sancia comme Lucrèce avaient été enfermées par ordre de César dans leurs appartements où elles avaient tout loisir de pleurer en écoutant tinter le glas de la petite église Santa Maria delle Febbri {7} , où Alphonse allait dormir son dernier sommeil.
La douleur de Lucrèce semblait inapaisable et le pape, atterré, regardait avec angoisse cette créature inconnue, cette veuve farouche dont le visage pâle, lavé par les larmes, se montrait nu et tragique sous des voiles noirs qu’aucun bijou ne venait adoucir.
Ce fut cette femme-là que rencontra César quand, deux jours après le meurtre, il osa venir jusqu’à la chambre de Lucrèce sous la protection de cent estafiers, car la version officielle du crime voulait que le Valentinois n’eût fait que se défendre d’un complot dirigé contre sa vie. Statue de la douleur muette, celle que l’on appellerait un temps « la tragique duchesse de Bisceglia » n’offrit à son frère ni une parole, ni même un regard, et César repartit avec ses soldats sans avoir pu attirer, ne fût-ce qu’une seconde, son attention.
Furieux, il alla en rendre compte à son père, mais Alexandre VI n’avait pas la conscience assez en repos pour intervenir. Lucrèce avait eu pour lui un regard si glacial, si indifférent, lorsqu’il avait tenté de lui offrir des consolations, à vrai dire assez dérisoires, qu’il se sentait à présent mal à l’aise vis-à-vis d’elle. C’était tout juste s’il reconnaissait sa fille chérie.
Bientôt, d’ailleurs, cette attitude hostile et désespérée indisposa le pontife. Lucrèce était un vivant reproche et il n’aimait pas les reproches.
« Jadis, écrivit alors l’ambassadeur de Venise, Madame Lucrèce, qui est sage et aimable, avait les bonnes grâces du pape, mais à présent il n’aime plus autant sa fille… » Et c’était vrai : au bout de quelques jours, Alexandre ne pouvait plus endurer sa présence. Il lui accorda la « permission » de se retirer dans celle de ses terres qui lui conviendrait.
Avec une sorte de soulagement, la jeune femme saisit la balle au bond et le 30 août, escortée de trois cents cavaliers, elle quittait Rome pour sa forteresse de Nepi, en pays étrusque.
Elle était satisfaite de partir, de n’être plus obligée de voir son père, son frère, ou même Rome, qui lui faisaient horreur. Seule, la vue du petit Rodrigue, son fils, qu’elle emmenait, réussissait à l’apaiser un peu. Elle haïssait César pour tout le mal qu’il lui avait fait, elle détestait son père pour n’avoir pas su protéger Alphonse. Il était déjà bien suffisant d’avoir à se supporter elle-même, car elle s’en voulait de sa faiblesse, de sa lâcheté de femme incapable de trouver dans sa douleur assez de force pour venger son amour, pour frapper à son tour. Elle avait choisi la fuite… et avec quel empressement !
Elle aimait Nepi, où elle avait été heureuse au bruit chantant du ruisseau de la vallée et dans les hautes pièces claires décorées de fleurs peintes à fresque. Elle y retrouvait le souvenir des heures douces vécues naguère avec son bien-aimé Alphonse et pouvait y oublier les nuits sanglantes de Rome, le vacarme étouffé des banquets et des chansons bachiques. Là, elle avait le droit d’être seulement une veuve douloureuse.
À Rome, pendant ce temps, César se préparait à dévorer l’artichaut Italie feuille à feuille. La Ville éternelle résonnait du fracas des armes et des
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