Suite italienne
il était encore l’ornement des bals. Il pouvait s’y mêler avec l’ardeur et la gaieté de son âge. Maintenant, il n’osait même plus se montrer.
Malgré les ordres du duc, qui avait fait ôter les glaces de ses appartements, le malheureux avait réussi à s’en procurer une, qui l’avait renseigné sur l’horreur qu’il pouvait inspirer. Il avait espéré qu’un masque vénitien pourrait le rendre supportable, mais les ravages étaient tels qu’il eût fallu couvrir tout le visage. Et Jules ne voulait pas voir les yeux se détourner de lui, les femmes pâlir à son approche.
Ces fêtes, bien sûr, attisaient sa haine contre Hippolyte, car il savait que le galant cardinal ne manquait pas de s’y montrer et d’en prendre sa large part. Et Jules affirmait qu’il pouvait reconnaître son rire parmi ceux des autres danseurs.
— Je le reconnais à ma haine, affirmait-il à son frère Ferrante qui ne le quittait guère.
Le jeune homme était devenu son confident et son soutien. L’amnistie totale, et tout de même trop facile, dont avait bénéficié Hippolyte, avait ulcéré Ferrante. Il y voyait un déni de justice, une injure sanglante faite à son frère, et pour marquer sa réprobation, il s’abstenait également de paraître à ces fêtes. Il demeurait auprès du blessé, bavardant avec lui, remâchant avec lui leurs rancunes dans le silence de l’appartement désert. Leurs griefs, chaque jour, se firent plus grands, leur besoin de vengeance plus impérieux.
Un jour, naquit entre eux l’idée de détrôner Alphonse, de tuer Hippolyte et de régner à leur place sur Ferrare. Un tyran peut se permettre d’être affreux ; la crainte remplace l’amour et d’amour, Jules ne voulait plus depuis qu’il avait appris la désertion d’Angela.
Peu à peu, la conspiration prit forme. Des complices vinrent se joindre aux deux frères, entre autres le comte Boschetti et un chanteur, prêtre d’ailleurs, qui avait pour nom Jean de Gascogne. Le plan consistait à empoisonner Hippolyte, et à poignarder Alphonse au cours d’un de ces fameux bals. Après quoi, Ferrante serait proclamé duc de Ferrare et Jules prendrait auprès de lui la place du cardinal.
L’entreprise était assez bien montée et eût pu réussir. Malheureusement, durant une absence du duc, le cardinal eut la charge du gouvernement et sa police à lui était remarquablement faite. Il eut vite fait de réunir dans sa main tous les fils du complot. Quand Alphonse revint, il lui exposa l’affaire.
Jules et Jean de Gascogne parvinrent à s’enfuir et gagnèrent Mantoue, mais Ferrante voulut faire front. Il se rendit auprès de son frère, s’agenouilla devant lui et demanda son pardon.
Hélas, le rapport qu’avait fait le cardinal avait mis le duc dans l’une de ces folles fureurs qui lui faisaient perdre tout contrôle de lui-même. À peine eut-il vu son jeune frère agenouillé devant lui que, descendant de son siège ducal comme un fou, il tira sa dague et, l’en frappant au visage, lui creva un œil.
— Comme cela, cria-t-il, tu seras semblable à ton complice !
Après quoi, il fit enchaîner Ferrante dans les prisons souterraines du château. Puis, il s’occupa des autres. Sous la menace, les Gonzague durent renvoyer Jules, mais Jean de Gascogne réussit encore à s’enfuir et à gagner Rome, où il escomptait la protection du terrible Jules II. La vengeance d’Alphonse d’Este déroula ses horreurs : le comte Boschetti et les autres conjurés furent mis en quartiers et l’on attacha des morceaux de leurs corps aux portes du château. Ferrante et Jules furent condamnés à avoir la tête tranchée.
Mais au moment où les deux borgnes, enchaînés, furent amenés au pied de l’échafaud dressé dans la cour, le duc leur annonça dédaigneusement qu’il leur faisait grâce et commuait leur peine en détention à vie. On les enferma dans la tour des Lions, dans une chambre que l’on avait presque totalement murée à cet effet.
Ils devaient y demeurer de longues années. Ferrante y mourut, en 1540, après trente-quatre ans de captivité, à l’âge de soixante-trois ans. Jules y demeura cinquante-trois ans, jusqu’à ce qu’en 1559, le duc Alphonse II le libérât. Quant à Jean de Gascogne, que le pape dut livrer, en prenant soin toutefois de préciser qu’il ne devait pas être touché à un cheveu de sa tête, il fut enfermé dans une cage que l’on hissa à hauteur du couronnement de la tour des
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