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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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demande
j’éludais : oui, oui, très fière, très contente, et pour vous qu’est-ce
que ce sera ? Mais son mari est revenu à la charge : comment se
faisait-il que dans ses livres on rencontre toute la famille, Joseph, la tante
Marie, Emile, enfin tout le monde sauf. Oui, oui, on m’en avait déjà fait la
remarque, à quoi j’ai répondu, agacée, qu’à mon avis je ne perdais rien pour
attendre, qu’un jour, j’en étais sûre, mon tour viendrait, qu’il écrirait un
livre sur moi. Mais je ne savais pas si je devais m’en réjouir, si j’avais même
envie d’être là pour le voir. Ou peut-être oui. On ne peut pas laisser écrire
n’importe quoi. Ce que j’ai vécu, je suis bien placée tout de même. Et d’abord,
qu’est-ce qu’il en sait ?
    Mettez-vous à ma place. Vous recevez un livre, écrit par
l’un de vos enfants, ce qui, déjà, n’est pas courant, et de quoi
parle-t-il ? De vous. De tout ce qui a fait votre vie. Vous avancez de
page en page et tout y est, les histoires de famille, les sœurs, les parents,
les grands-parents, les oncles, les tantes, le linge sale, il a tout dit. D’un
coup, il suffisait qu’un lecteur le parcoure, ce prétendu roman, et nous
n’avions plus de secrets pour lui, ce qui, pour vous donner une idée de ce
qu’on l’on ressent, ressemble à ces cauchemars où l’on se retrouve au milieu
d’une foule dans le plus simple appareil, sans autre possibilité que ses bras
pour se couvrir. Car ce n’est pas d’avoir maquillé Campbon en Random et Riaillé
en Riancé qui y changeait grand-chose. Personne ne fut dupe. Quand on me
demandait si je n’avais pas un lien de parenté avec celui qui, j’avais
l’impression soudain d’être transparente, comme si l’autre lisait en moi à
livre ouvert. Je ne voudrais pas donner l’impression de jouer les rabat-joie,
mais de mon point de vue, en première ligne, je dois avouer que j’ai trouvé le
procédé un peu, disons, abrupt. Il aurait pu, avant de se lancer, m’en toucher
un mot, me préparer. Je lui aurais, je ne dis pas donné des conseils, mais fait
comprendre que toutes vérités ne sont pas bonnes à dire, par exemple qu’il est
gênant de raconter que son grand-père, mon père donc, avait fait une escapade à
l’île du Levant, ce qui a dû arriver à peine une fois, et encore, peut-être
est-ce une rumeur propagée par ma sœur Dédette qui ne dédaignait pas la
gaudriole.
    Ce qui explique qu’au moment de la sortie du livre je n’ai
pas bougé, faisant comme si de rien n’était, pas au courant. Après tout,
l’événement pouvait demeurer inaperçu, je crois que d’ordinaire, pour un
premier roman, c’est plutôt ainsi que les choses se passent. Pourquoi, même
s’il se plaisait à ne rien faire comme tout le monde, en eût-il été autrement
pour lui ? Si bien qu’il me suffisait de faire le gros dos, et trois cents
exemplaires plus loin on n’en parlait plus, on n’en avait même jamais parlé.
Tout reprenait comme avant. Jusqu’à ce que monsieur Joël, le directeur de
l’agence du Crédit mutuel, pousse la porte du magasin. Il s’était effacé pour
céder sa place à une cliente, arrivée après lui, comme s’il avait besoin de
réfléchir, non, non, je regarde, j’hésite, mais à la revue qu’il tenait roulée
dans sa main j’ai tout de suite vu clair dans son manège. Quand on s’est
retrouvés seuls, il a ouvert le magazine et, me montrant un article avec
photo : Dites-moi, madame Rouaud, il ne s’agirait pas de Jeannot ?
     
     
     
    Elle ne lira pas ces lignes, la petite silhouette
ombreuse, dont on s’étonnait qu’elle pût traverser trois livres sans donner de
ses nouvelles – ou si peu, figuration muette, condamnée au silence
par le ravissement brutal de l’époux et un chagrin si violent qu’elle crut
qu’il aurait raison d’elle, de sa vie, un chagrin à couper le souffle, qui
étouffe aussi sûrement qu’autrefois un oreiller appliqué sur le visage d’un
enragé, ce dont s’accommodait même l’Eglise pourtant tatillonne dès qu’il
s’agit de décider à la place de Dieu du terme de la vie d’un homme, mais la
souffrance des mordus était à ce point atroce que la parole divine était priée
de mettre une sourdine à ses principes, et le regard divin de détourner un
moment les yeux, le temps que le corps entré en agonie, hurlant, la bave aux
lèvres, retrouve sous cet éteignoir de plumes la paix du sommeil le plus
profond. Et

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