Sur la scène comme au ciel
de
m’avoir mise malgré moi à contribution, d’avoir abusé de mon silence forcé et
du coup, craignant d’avoir poussé le bouchon un peu trop loin, m’offrant la
possibilité de remettre les pendules à l’heure, de donner ma version des faits,
imaginant que je livrerais mes commentaires sur le ton mi-agacé mi-outragé
qu’il me prête, me représentant, au ciel, disons, pour aller vite, découvrant
avec stupeur la dernière phrase du livre, pour mémoire : Ah, je ris, je
ris de me voir , et, du tac au tac, poing sur la hanche comme une furie
outragée, répliquant : Eh bien moi je ne ris pas du tout, tout en
expédiant l’ouvrage à travers les nuages, manière explicite de manifester mon
désaccord, et combien je me désolidarise de ce portrait qu’il fait de moi. Sans
doute espérait-il en tirer un effet comique. Mais il a vu que quelque chose
clochait, que ça ne collait pas, ne me correspondait pas, qu’il était allé trop
loin où il voyait bien que je n’étais pas, et donc qu’il n’avait pas visé
juste, qu’il était tombé à côté, en somme, du côté du ressentiment, de la
susceptibilité, des arrière-pensées, des vengeances recuites, mais pas du bon
côté qui est le côté de l’amour, d’où pour eux je n’ai pas bougé d’un pouce.
Pourquoi me chercher ailleurs ? A la vie comme à la mort. Mes mouvements
d’humeur étaient éphémères, ne duraient jamais bien longtemps, entre un
haussement d’épaules et le temps de m’adapter à un nouveau changement de cap
dans leur existence, de la sienne surtout. Ce qui ne va pas forcément de soi.
Il faut comprendre que je ne viens pas d’une époque et d’un milieu où l’on
changeait de vie comme de chemise. Mais, quels qu’aient été leurs choix, avec
parfois un temps de retard je les ai toujours suivis. Pas de quoi alimenter un
règlement de compte posthume. Il n’a jamais été dans mes habitudes de dénigrer
mes enfants, auxquels je pouvais reprocher telle ou telle chose que je n’avais
pas appréciée, mais devant les autres je retournais mes arguments pour prendre
leur défense, expliquant que quoi qu’il arrive je leur faisais confiance,
obstinément, contre vents et marées. Ce qui parfois relevait d’un exercice
d’équilibriste, témoin cet exemple qu’il a repris, que je lui avais moi-même
rapporté, après évidemment qu’il s’en était sorti, l’ayant jusque-là gardé pour
moi de crainte qu’il n’en prenne ombrage, n’en soit peiné, un exemple du temps
où aux yeux de ceux qui le connaissaient il semblait avoir surestimé ses dons,
et donc avoir raté son coup, être passé à côté, ce qui veut dire à côté de sa
vie, ce qui est lourd de conséquences car en cas d’échec il n’y a pas de
rattrapage, on ne peut pas recommencer en repartant vingt ou trente ans en
arrière, comme au nain jaune lorsque je les entendais abattre les cartes en
triomphant : valet qui prend, dame qui prend, roi, je recommence où je
veux, d’où ces remarques au magasin : Et votre fils, que fait-il ?
Mais pas mécontente au fond, alors que j’aurais dû paraître dans l’embarras, de
clouer le bec à ceux-là qui auraient peut-être aimé me voir désolée par sa situation
plus qu’incertaine, de pouvoir répondre : Il vit sa vie, ce qu’au fond je
préférais à une existence bien rangée, l’exploit banal de ceux qui, promus dans
l’ordre de je ne sais quel mérite, se prennent pour on ne sait quoi qui ne m’a
jamais impressionnée. Ce qui m’autorisait, ce mépris des apparences, à me
classer parmi les hors-normes, à revendiquer une forme d’indépendance d’esprit
qui me distinguait du commun. Comme si mon existence ordonnée camouflait un
désordre bohème. Car enfin, ce grand-père excentrique, ce n’était pas pour rien
mon père, et ce grand Joseph, entreprenant, aux idées parfois farfelues, qui
a-t-il choisie comme épouse ? Et ce fils qui ne voulait rien faire comme
tout le monde, qui en est la mère ? La fantaisie peut aussi être intérieure
pour qui préfère la discrétion et redoute rien tant que faire parler de soi ou
se donner en spectacle, une fantaisie secrète qui n’a pas besoin d’un public,
un art modeste qui fait que sur les photos de groupe, par exemple, on
n’aperçoit de moi, la plupart du temps, qu’un sac à main qui dépasse, ou une
mèche argentée, profitant pour une fois de ma taille pour me glisser derrière
de plus grands. Ce que l’on va interpréter
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