Survivant d'Auschwitz
travailleurs qualifiés. Ainsi s’établirent dans différents camps de concentration plusieurs de ces écoles, dont celle d’Auschwitz fut la première, en juin 1942.
Thomas Geve eut de la chance : en août 1943, il fut envoyé à l’école des maçons du camp central. Son témoignage sur cette structure d’exception dans un camp d’extermination constitue un document important, car il décrit l’une des nombreuses facettes méconnues du camp. Elle constitue la partie centrale de ses dessins.
Voilà pourquoi il était important d’éditer le témoignage de Geve en allemand. Il apporte l’une des pierres, jusqu’à ce jour absentes, qui permettront de reconstituer la mosaïque d’Auschwitz. Ainsi les générations futures pourront-elles mieux comprendre ce que fut Auschwitz, le camp de concentration et d’extermination du national-socialisme allemand, symbole aux yeux du monde des crimes du système nazi, qui n’a pas d’égal dans l’Histoire.
« Le réveil est toujours l’instant le plus difficile dans la vie d’un détenu. » Ces mots émanant de l’expérience d’un adolescent, qui a passé deux ans dans un camp de concentration nazi – parce que sa seule « faute » est d’être né juif – ne sont-ils pas aujourd’hui motif de réflexion ? De quel droit classer les êtres en catégories supérieures et inférieures ? Et, en conséquence d’un tel racisme, nier à certains le droit de vivre ?
L’idéologie qui, il y a plus de cinquante ans, a tracé la route jusqu’à Auschwitz n’est pas morte. C’est en en prenant conscience que l’on comprend pourquoi il faut absolument lire le témoignage de Thomas Geve.
Hermann Langbein
Vienne, janvier 1993 1
1 - La première édition allemande date de 1993 (NDLT).
PREMIÈRE PARTIE
UN MONDE PERDU
Chapitre 1
1929-1939
Été 1939, Berlin. La journée était chaude, lourde. Marchands, voyageurs et badauds se pressaient sur la Potsdamer Platz . Des épiceries fines étalaient leurs marchandises, joliment présentées et étiquetées. La vitrine d’un fleuriste, régulièrement rafraîchie, abritait un magnifique choix de roses. Les passants admiraient les tout nouveaux tramways, silencieux et de forme aérodynamique, et inspectaient la nouvelle station de métro – un bijou de technologie.
Les grands magasins, avec leurs escaliers roulants et leurs éclairages au néon, attiraient une clientèle de curieux. Les gens faisaient la queue devant le studio national de télévision expérimentale.
Dans la gare, grande architecture au toit de verre et d’acier, un sémaphore fut tiré. Le feu passa au vert, donnant le départ d’un nouveau train, qui crachait sa vapeur vers l’ouest. Il emportait l’un des derniers transports de voyageurs, menacés par les nouvelles vagues d’arrestations et qui n’avaient plus leur place dans ce nouvel ordre : des Juifs, des libres-penseurs, des démocrates, des socialistes qui partaient pour l’Angleterre, refuge historique des persécutés. Cette fois encore, l’île amie se prêtait à sa tradition de terre d’accueil, bien qu’elle fût déjà débordée par le flot de tous ceux qui frappaient à sa porte : Autrichiens, Tchèques, Italiens, Espagnols… Mon père fit partie du petit nombre qui eut la chance de pouvoir partir. Ma mère et moi devions le suivre dès que nous aurions notre visa d’entrée, et nous avions déjà fait partir une malle d’affaires.
Un petit garçon de neuf ans, grand pour son âge, bien habillé, les cheveux soigneusement coiffés à la brillantine, se tenait devant la devanture du fleuriste. Il s’ennuyait et tuait le temps en suivant la trajectoire des gouttes de vapeur condensée qui couraient le long de la paroi intérieure de la vitre embuée, à travers laquelle il devinait des roses, des tulipes, et même des orchidées. « Comme on s’occupe bien d’elles », pensait-t-il, « aussi bien que si elles étaient des petits garçons. »
Une jolie femme, de taille moyenne, brune, élégamment vêtue, se détacha du flot des passants et s’arrêta devant le fleuriste. Elle pleurait. L’enfant sortit du paradis embué de rosée, dans lequel la contemplation des fleurs l’avait plongé. Pourquoi fallait-il que les gens soient nerveux ou pleurent ? N’était-ce pas là une journée merveilleuse ?
Le petit garçon, c’était moi, et la dame, ma mère. Noyés un moment auparavant dans la masse anonyme de la Potsdamer
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