Survivant d'Auschwitz
fumée à l’odeur forte, tout cela témoignait d’une grouillante activité, qui n’attendait que l’ardeur de nos jeunes intelligences et nous emplissait du désir de tout comprendre. Nous avions la vie devant nous.
Alors que tout n’était pour nous que champ d’investigation et d’apprentissage, les Jeunesses hitlériennes, de leur côté, s’entraînaient, défilaient et chantaient à la gloire du Führer . Cependant, ces jeunes n’avaient pas tous la maturité requise pour ce genre d’entraînements et la vision de leur avenir dans un tel carcan de lois autoritaires poussait certains à se retrancher dans la mélancolie. D’autres, moins enclins à des pensées si profondes, s’occupaient plutôt à réfléchir à des questions telles que les pieds plats, les cors aux pieds ou les ampoules, bref, autant d’obstacles qui, effectivement, pouvaient venir freiner la course au titre de Seigneur de l’humanité.
De temps à autre, Maman m’emmenait faire une excursion le dimanche, de l’autre côté de la frontière, en Pologne, où les enfants se sentaient plus libres. Une belle prise pendant une partie de pêche ou la conduite d’un troupeau d’oies comblaient les goûts d’aventure de ces enfants qui, gambadant pieds nus sur les chemins de campagne poussiéreux, se rêvaient le plus riche fermier de la contrée. Ils n’en demandaient pas plus et n’avaient pas de professeurs pour leur expliquer qu’il fallait récupérer nos colonies perdues dans le Pacifique – d’ailleurs certains n’avaient jamais vu de professeurs de leur vie.
Chaque année, les rues de Beuthen étaient le théâtre de processions religieuses, où les catholiques, le jour de l’Ascension et de Pâques, étaient incontestablement passés maîtres en l’art de la pompe et du cérémonial. Des prêtres en chasuble, brandissant des bannières, conduisaient solennellement à grands coups d’encensoir des chars richement décorés, et le clou du cortège restait l’évêque, porté par les chants de ses fidèles, donnant ses bénédictions sous son baldaquin tout rebrodé d’or.
Le 1 er mai, institué par Hitler « Journée du travail », était la grande fête pour les habitants de la ville, l’occasion de sortir leur joyeux costume régional, d’admirer le défilé des dernières nouveautés industrielles ou agricoles, d’aller au marché aux puces, à la foire, et d’écouter la musique au son des orchestres. Le bruit des bottes noires résonnaient dans les rues en bien d’autres occasions et les chemises brunes avaient trouvé un nouveau moyen de parader : les retraites nocturnes aux flambeaux.
Celles-ci étaient conçues pour marquer les esprits et les parades duraient très longtemps. Parfois, ces soirées se terminaient par le lynchage de Juifs ou d’opposants. J’avais reçu l’ordre de ne pas sortir de la maison et je suivais ces grands spectacles caché derrière un rideau. Ma mère me répétait que tout cela ne prédisait rien de bon pour nous, que je devais éviter de descendre dans la rue et plutôt rester jouer à la maison.
C’est à partir de là que je me mis à fréquenter plus souvent mes camarades d’école, invitant les plus intéressants à venir jouer à la maison. C’était sans compter avec les remarques familiales sur le choix de mes amis. « … Pourquoi invites-tu ces garçons ? Ils sont mal élevés et ont l’air négligé », me reprochait-on. « Enfin, nous connaissons tout de même suffisamment de gens biens ? Des médecins, des avocats, des commerçants, dont les enfants seraient de très bons camarades de jeu pour toi ! »
Ma conception des relations était très précise et l’imagination, la vivacité, le respect mutuel et la liberté d’agir étaient à mes yeux des points fondamentaux. Il va donc sans dire que les camarades tout-comme-il-faut que me destinait ma famille ne m’attiraient pas vraiment. Ces garçons ne connaissaient presque rien à « la rue », ne faisaient que répéter ce que disaient leurs parents et avaient toujours besoin d’une permission de leur gouvernante pour faire la moindre chose.
Nous célébrions la fête de la Torah dans notre synagogue. Vêtus de leurs plus beaux atours, une bannière à la main, les enfants défilaient au son de l’orgue, en une lente procession derrière les rouleaux de parchemin, montrés à travers les allées et le long des rangées de bancs, où se serraient les fidèles. Au deuxième tour
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