Survivant d'Auschwitz
celle d’un combat mené autour d’une conviction, plus profonde que jamais.
« Les Juifs vivaient mal dans l’ancienne Pologne, me confia-t-il. Je ne les aime pas particulièrement, mais je suis socialiste et je ne fais pas de différence entre les êtres, surtout lorsque nous partageons le même sort. Ici, nous ne souffrons pas en silence comme vous, les jeunes. Nous gardons le contact avec des amis de l’extérieur, avec des détenus d’autres camps. Nous essayons de ne pas perdre de temps et de consacrer chaque moment de libre au bien de la Pologne nouvelle, notre patrie, que nous espérons regagner un jour. Mais nous ne sommes pas seuls à nous battre – beaucoup de gens font comme nous, militent, agissent pour supprimer les erreurs du passé. Nous sommes différents l’un de l’autre, mais je suis heureux que mes efforts puissent te servir. Je ne peux pas te promettre grand-chose, mais il y a une chose sur laquelle tu peux compter : je continuerai à te donner des nouvelles de ta mère. »
« Je ne peux pas t’aider en te procurant de la nourriture, ce ne serait pas juste vis-à-vis de mes amis et de mes compatriotes polonais et je ne peux pas les laisser tomber », m’avait-il dit. Cette sincérité m’avait plu et je trouvais qu’il avait raison.
Les Polonais que je connaissais étaient des gens de la campagne, incultes, de caractère plutôt difficile et je les affublais de toutes sortes de clichés – mais ils faisaient exactement la même chose avec les Juifs. Or, voilà que je découvrais qu’ils n’étaient pas tous égoïstes ou agressifs, comme je le croyais, et qu’apparemment certains étaient même capables d’aider des étrangers, alors qu’on les disait tellement xénophobes.
Avant la déportation, les Ukrainiens, voisins des Polonais, avaient déjà connu le travail forcé, ce qui expliquait peut-être pourquoi ces gens au tempérament rude ne reculaient devant rien lorsqu’il s’agissait de récupérer quelque chose. Ce n’était pas sans raison qu’ils avaient la réputation d’être les voyous du camp. Ils n’étaient aimés ni des Russes, ni des Polonais ; leur combat pour survivre était sans merci et ils n’hésitaient pas à attaquer d’autres détenus pour leur voler une tranche de pain ; ils avaient toujours une bonne raison – incompréhensible pour nous, mais très logique pour eux – pour justifier leurs vols, et leur butin était immédiatement avalé ou partagé entre amis.
Tout détenu était un voleur potentiel, tout Ukrainien, un brigand potentiel. Les agressions de détenus affaiblis s’étaient tellement multipliées que nous avions dû former des kommandos de protection, utilisant les mêmes méthodes que les pillards. Nous les appâtions avec l’un des ces déportés absolument squelettiques, surnommés au camp les « Musulmans », qui tentaient d’échanger leur pain contre du tabac. Une des bandes de brigands arrivait, commençait à le molester, et celle du camp adverse – constituée elle-même d’Ukrainiens en majorité – montait à l’assaut et ripostait en une action de représailles musclée.
Les voleurs, par contre, étaient plus difficiles à attraper. Ni vu ni connu, ces casse-cou réussissaient, la nuit, à faufiler leurs doigts partout, comme si de rien n’était, dans nos sacs de paille et à nous voler notre précieuse tranche de pain. Dans les blocs plus « riches », les tentations étaient si grandes pour ces fouineurs que des équipes de vigiles volontaires de nuit montaient la garde contre ces indésirables. Si nous étions réveillés par la lumière s’allumant soudain en pleine nuit, c’était que l’un de ces nombreux scélérats s’était fait prendre la main dans le sac et il se faisait tabasser comme seul on savait le faire dans un camp de concentration. Un voleur attrapé qui était encore capable de se remettre debout à la fin d’une raclée pouvait dire qu’il avait eu de la chance.
Quelques adolescents casse-cou et agiles s’adonnaient à la pratique du « raid sur la soupe ». Il s’agissait de foncer sur les deux détenus qui revenaient des cuisines, tout courbés sous le poids d’un caisson plein de liquide brûlant, et, au moment où ils entraient dans le bloc, de plonger sa gamelle dans la soupe. L’opération tenait plus de l’expédition sportive que du vol, et se terminait souvent par une course-poursuite dans le camp derrière les voleurs, qui filaient – tenant leur
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