Survivant d'Auschwitz
premier étage, mais il fallait que nous soyons au moins trois pour assurer le succès d’une telle entreprise : un pour surveiller le mouvement près de l’escalier et deux autres pour faire semblant de travailler : un marteau dans chaque main, ils faisaient du bruit, comme au travail.
Il fallait un certain temps pour se familiariser avec les camarades de chantier, jauger leur caractère, leurs forces, leurs faiblesses. J’étais en train de pousser vigoureusement un wagonnet plein de sable, avec quelques solides Russes. Le sol était en côte et la charge devenait de plus en plus lourde. Nous ralentissions. « Pousse, pousse, me criaient-ils, tu veux que le wagon roule à reculons ? Ce sera ta faute, espèce de bras cassé ! Tu veux nous exploiter, ou quoi, fils de pute ? » J’eus très peur et me mis à pousser de toutes mes forces, les jambes écartées, solidement ancrées au sol, les épaules pressées contre le métal froid du wagon, mais je sentais que mes efforts ne servaient à rien et que les roues allaient finir par s’immobiliser et partir à reculons. Au dernier moment, quelqu’un plaça un billot de bois pour les caler. Mes camarades de chantier, leur large visage au faciès slave fendu d’un grand sourire, me félicitèrent : « Toi bien pousser ! – Toi vouloir aider ! Toi poussé tout seul, toi courageux ! – Nous – toi – camarades. » Ils me tapèrent l’épaule. Le nouveau membre de l’équipe avait réussi son baptême initiatique !
Les anciens avaient eu raison de prophétiser, à notre arrivée, que nous ne tiendrions pas longtemps. Nos maigres rations nous permettaient tout juste de ne pas mourir de faim et nos pauvres corps, épuisés et à peine vêtus, ne pouvaient pas résister à la rudesse de l’hiver polonais.
Un soir, après le travail, ce qui devait arriver arriva. Ma tête cognait de fièvre et je me traînai jusqu’à l’infirmerie. Une quantité de malheureux, regroupés par nationalités, attendaient déjà devant le bloc 25. Je me mis dans la queue, prévue pour les patients qui devaient passer en dernier : les Tsiganes, les Russes et les Juifs. Même quand il restait encore un peu de temps pour nous examiner, nous étions toujours les plus mal traités. Je m’aperçus que je me livrais ici à la merci de gens que la vie ou la mort laissaient complètement indifférents, et je tentai de m’en échapper. Mais ce n’était plus possible.
Après des heures d’attente, perdus au milieu des pensées les plus sombres, nous fûmes autorisés à entrer. Nous nous déshabillâmes, nous replaçâmes par nationalités et nous présentâmes devant le médecin SS. Son travail consistait à noter : « Retourne au camp », « admis » ou « Birkenau ». Apparemment il restait une place ce jour-là, et je fus transféré au bloc 19. J’avais noté trois choses avant de m’évanouir : il y avait des draps ; j’avais paraît-il la grippe ; et le thermomètre était monté à 40 °C.
Lorsque je repris connaissance, nous avions changé d’année dans le calendrier, nous étions en 1944. Un défi pour poursuivre le combat.
*
Au moment de sortir – la fièvre avait diminué –, j’eus l’occasion de jeter un coup d’œil sur le bloc de chirurgie. Je n’aurais jamais cru qu’il était aussi simple de traiter ces inévitables maladies du camp qu’étaient les abcès et les phlegmons. On fixait le bras ou la jambe atteint dans une gouttière, puis on ouvrait le foyer d’infection, les patients hurlant de douleur.
De retour à l’école des maçons, je remarquai les terribles changements intervenus depuis : la plupart de mes compagnons avaient disparu et de nouveaux visages leur faisaient place. Je n’y restai que quelques jours, car on m’assigna bientôt à un nouveau travail. Une fois de plus, j’eus ce sentiment d’être encore le nouveau, le détenu qui n’a pas la sympathie des autres, parce qu’ils n’ont pas encore décidé s’il la mérite ou pas.
Certains professeurs, me trouvant très pâle, me conseillèrent – c’était de toute façon mon intention – de voir auprès de mes amis adultes s’ils ne pourraient pas m’aider. J’avais plus que jamais besoin de nourriture supplémentaire pour accélérer ma convalescence et éviter de ressembler à ces fantômes décharnés que l’on surnommait les « Musulmans » et dont le corps était devenu trop faible pour porter leur l’esprit. Accompagné de mon
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