Survivant d'Auschwitz
arrivèrent les premiers frimas. Les anciens et nouveaux adeptes de patin à glace s’amusaient à faire des concours de glissades sur les rues verglacées du camp et les plus costauds, des batailles de boules de neige. Retour à l’enfance.
Il était devenu habituel de voir quelqu’un taper vigoureusement de la semelle ou serrer bizarrement ses bras autour de lui. Chacun devenait expert pour garder sa chaleur et essayait de persuader ses compagnons que sa méthode était la meilleure. Mais cela ne servait pas à grand-chose de se déboîter les articulations pour lutter contre le froid. Nous n’en n’avions de toute façon pas le temps, car nous travaillions toute la journée et, le soir, pendant l’appel, quand le froid se faisait le plus ressentir, nous étions obligés de rester sur place sans bouger. Dès que c’était fini, nous filions aussi vite que possible vers notre bloc, où l’atmosphère était plus chaude.
Nous passions presque toutes nos soirées d’hiver à l’intérieur du bloc, à attendre patiemment qu’une place sur le poêle se libère pour nous griller notre tartine de pain, ou à fumer habilement les longues et précieuses cigarettes que nous nous fabriquions avec des petits bouts de paille de nos sacs de couchage et des éclats de bois de nos châlits, transformés en sciure, puis que nous roulions dans du papier arraché sur les sacs de ciment. Dehors, dans la cour déserte, les flocons de neige tombaient mollement et recouvraient d’un manteau blanc les traces sombres de nos pas, laissées par rangées de dix pendant l’appel.
De temps en temps, le bain – tous les quinze jours – était accompagné d’une séance de désinfection pour lutter, en vain, contre un ennemi tenace : les puces. Cela signifiait que nous devions alors, une fois sortis de la douche chaude, traverser le camp nus comme des vers et remonter au bloc. Ma seule conclusion sur cette expérience renouvelée plusieurs fois et, chose étonnante, sans trop de dommages, est qu’elle nous avait rendus résistants, nous et les puces.
Mon temps d’apprentissage à l’école des maçons se terminait et je fus assigné à un kommando de travail de 400 hommes. Bien avant les premières lueurs du jour, tous rassemblés, notre kapo en tête – un maçon de longue expérience –, nous passions, au pas, devant l’orchestre, au son entraînant et qui crevait l’obscurité de Colonel Bogey ou de La Bannière étoilée , le chant des Alliés, et nous sortions du camp. Les nazis avaient peut-être décidé que Sousa – le compositeur préféré de l’orchestre – était allemand, ou alors ils n’avaient rien compris ?
Nous avions une heure de marche avant d’arriver sur le chantier, où nous étions chargés de construire le camp de femmes – vingt blocs – à l’identique des nôtres. La plupart des contremaîtres étaient des civils polonais, tchèques ou allemands, logés sur place dans un camp, et ils cherchaient, autant que possible, à éviter le contact avec nous pour ne pas risquer de se faire emprisonner, eux aussi.
Le camp n’était entouré de gardes que sur la zone de sécurité de trois miles, le long de laquelle se dressait un mirador tous les deux cents mètres. Le soir, après l’appel, une fois que les détenus étaient à l’intérieur du camp, la chaîne de gardiens était levée. En cas d’évasion, les sirènes se mettaient à hurler, signe alors pour les gardes de rester au camp, et ils étaient rejoints par des renforts, si bien qu’il y avait une mitrailleuse tous les cinquante mètres.
L’essentiel du travail consistait à bétonner, à empiler des briques et à faire des crépis. Nous avions un quota de rendement à respecter, constamment rappelé par notre surveillant. À vive allure, nous déchargions des sacs de ciment ; la vitesse de la bétonneuse fixait notre cadence. Les accidents étaient devenus si fréquents que nous n’y faisions presque plus attention.
Sous l’œil vigilant des sous-officiers SS qui nous surveillaient, nous avions pris l’habitude d’être en continuel mouvement car, que nous travaillions réellement ou pas, il fallait toujours donner l’impression d’être très affairé. S’il arrivait – mais c’était rare – que nous ayons rempli notre quota plus vite que prévu, nous avions alors un petit stratagème qui nous permettait de déjouer la surveillance et d’aller nous reposer un peu. Nous nous faufilions dans les pièces du
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