Survivant d'Auschwitz
qu’un seul enfant juif, un petit garçon de quatre ans, qui était la coqueluche de tous, gardiens et détenues. Un jour, il vint dans notre camp pour voir sa mère, qui était au bloc 10, le bloc expérimental des femmes. Comme j’étais arrivé par le même convoi que lui et que je l’avais connu dans le camp de transit, je m’étais arrangé pour le voir. « Qu’est-ce que tu veux ? » me cria le petit Berlinois aux cheveux blonds en me faisant un bras d’honneur, comme il l’avait appris, avec son petit bras tatoué : « Casse-toi, va te faire foutre ! »
Le seul véritable ami d’un détenu était la musique. Le dimanche matin, l’orchestre jouait pour les SS et leurs familles, de l’autre côté de la clôture, et on se bousculait entre les blocs 1 et 12 pour réussir à apercevoir quelque chose. Les musiciens, revêtus de leur tenue zébrée de représentation, assis sur une pelouse entourée d’une haie, jouaient d’instruments à vent étincelants. Des hôtes de marque, des officiers avec leur petite amie, des épouses et leurs enfants, se promenaient nonchalamment dans un jardin paysager, tandis que derrière les barbelés sous haute tension, une foule de gens qui ne valaient même pas un regard faisaient le pied de grue – tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre – pour grappiller quelques instants d’un spectacle auquel ils n’étaient pas conviés. Impartiale, la musique faisait tout oublier, et alors que nos oreilles s’emplissaient de sa magie, les paupières – des deux côtés de la clôture – se refermaient sur leurs propres pensées.
Un dimanche sur deux, en été, il y avait un concert organisé l’après-midi. Les musiciens jouaient sur une estrade de bois, non loin des cuisines du camp, et formaient un véritable orchestre, dirigé par un chef polonais, jadis connu sur Radio Varsovie.
On aurait dit que la musique avait été choisie pour nous insuffler du courage, et – de cela nous étions certains – nulle part ailleurs qu’ici, elle n’aurait pu être plus profondément ressentie.
Dans le crépuscule, et comme s’ils avaient été pressés de nous quitter, les nuages filaient vers l’ouest, emportant quelques mesures et quelques rêves. Le ciel était dégagé, la musique intemporelle, l’esprit sans limites.
Mais nous – et comme nous, des millions de gens –, nous étions enchaînés. Chaînes invisibles qu’on ne pouvait rompre, ni briser, chaînes qu’on n’avait pas imaginées, chaînes forgées par une civilisation agonisante, qui ligotait sa propre jeunesse.
1 - Traduction française : Le chemin des bouleaux.
Chapitre 3
« Arbeit macht frei* 1 »
C’était un morne matin, le brouillard qui se levait sur la Sola* 2 enveloppait le camp, et les premiers rayons de soleil, à l’est, peinaient à transpercer l’obscurité.
La cloche du camp retentit, sonnant le début de notre combat quotidien entre le divin sommeil et la dure réalité. Je me frottai les yeux, récupérant mes esprits, avant de réaliser qu’aujourd’hui était le jour de mon quatorzième anniversaire. Une lettre, triste, signée de ma mère, était venue pour me le rappeler. Je l’avais enfouie dans le fond de ma poche. Maman m’enjoignait de rester bien courageux.
L’anniversaire d’un enfant est assurément un grand événement, mais au fur et à mesure que les années s’ajoutent, le nombre des cadeaux décroît, et ce jour-là je n’en reçus aucun. La preuve sans doute que je devenais un homme.
Dans la soirée, je me mis en quête du messager qui m’avait déposé la lettre d’anniversaire – c’était toujours le fidèle et irremplaçable ami polonais qui m’avait porté la première missive. Arrivé devant son bloc, clin d’œil du destin – il portait le numéro 14 –, je le vis qui m’attendait avec un bol de soupe et un morceau de pain, un vrai repas d’anniversaire.
Pour me remonter le moral, il me donna quelques détails sur Maman. Elle travaillait comme mécanicienne dans les ateliers de l’ Unionswerke et vivait au bloc 2 du camp des femmes de Birkenau.
Ensuite, mon ami m’emmena faire un petit tour de promenade. « Maintenant que je te connais mieux – et que tu as un an de plus –, je vais t’en dire un peu plus sur moi et mes idées », chuchota-t-il à voix basse en se retournant, pour s’assurer que personne ne nous suivait. Lentement, mais ouvertement, il se mit à me raconter l’histoire de sa vie,
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