Survivant d'Auschwitz
juteuses et d’oignons bien épicés présentait aussi quelques avantages.
Tous les dimanches, il y avait une voiture à cheval qui s’arrêtait devant le bloc 5, transportant visiblement des fleurs. Sous ces plantes vertes, pots de fleurs, et autres bouquets multicolores qui servaient la direction du camp dans son intention de montrer un camp modèle sous des « dehors sympathiques », il y avait des sacs remplis de toutes sortes de légumes, que le kommando avait « organisés » pendant la semaine. Cette ruse transformait la chambrée des travailleurs agricoles en épicerie, car ils troquaient de pleins calots de légumes contre du pain, plus précieux encore. Par chance, les gardiens chargés des fraudes étaient en congé le dimanche, et la chose ne fut jamais découverte.
Gert l’Effronté avait toujours quelque chose à me donner, lorsque je venais lui rendre visite : une ou deux tomates que nous avalions avec délice, un peu d’ail – avant qu’il ne disparaisse – que nous frottions contre notre tranche de pain, parfois même un oignon – la pomme des délices – que nous dégustions consciencieusement, épluchure par épluchure, et tout cela était un festin qui venait briser la monotonie de notre nourriture dans la semaine. Je n’avais rien à offrir en contrepartie à mon généreux ami – notre pacte de tout partager était rompu depuis longtemps – et j’étais d’autant plus gêné d’accepter ses cadeaux, que lui-même avait un grand besoin de ses deux livres de légumes, durement gagnées pendant la semaine, pour aider sa famille : son père était à Birkenau et son frère à Monowitz.
« Quand on n’a pas de nouvelles de ses parents, on craint le pire et on espère un miracle », me disait-il. « Finalement, on apprend qu’ils sont au camp et on est fou de bonheur. Et puis très vite, lorsqu’on entend que leur situation empire de plus en plus, on finit par regretter de savoir ce qu’ils sont devenus, parce qu’on a peur que le pire devienne réalité. »
Tous les jours et toutes les nuits, de nouveaux convois de Juifs hongrois arrivaient à Birkenau. Beaucoup furent placés dans notre camp, de telle sorte que nous dûmes partager nos paillasses. Nos nouveaux camarades se différenciaient de tous les autres, car ils étaient « magyars ». Ils semblaient découvrir la portée du mot « contrainte ». Leur langue également était complètement différente de toutes celles que nous connaissions. Nous essayions tout de même de nous faire comprendre et nous mettions des heures à leur expliquer les règles de base de la vie au camp. Mais nous doutions fort qu’ils apprissent jamais l’art d’être un « sous-homme ».
Depuis mon arrivée il y a plus d’un an, le nombre des effectifs passés par Auschwitz avait doublé. Les détenus étaient maintenant subdivisés en cinq groupes : « E » pour « Erziehungshäftlinge » (prisonniers rééduqués), « G » pour « gewöhnliche Häftlinge » (les prisonniers lambda ), « Z » pour « Zigeuner » (Tsiganes), « A » et « B » pour les Juifs, arrivés en convois de masse, depuis 1944. La plupart des prisonniers, tatoués de la lettre « E », étaient des droit-commun allemands ; ils étaient dans un camp spécial de Birkenau ; les uns étaient relâchés lorsqu’ils avaient « fait leur temps », les autres restaient à perpétuité. Leur matricule était tatoué sur l’avant-bras gauche. Les détenus qui n’appartenaient pas aux « G » avaient la lettre de leur catégorie, figurant devant leur matricule. Lorsque la section politique décidait de transférer un détenu d’une catégorie à une autre – ce qui arrivait rarement –, son tatouage devait, lui aussi, être modifié.
Je connaissais un jeune Tsigane qui fut l’objet de cette versatilité bureaucratique et se retrouva tour à tour victime, puis bénéficiaire. Déclaré subitement « Aryen », il eut le droit d’aller au bordel et de se porter volontaire dans l’armée. Ses nouveaux compagnons « raciaux » continuaient néanmoins à le considérer avec mépris et chuchotaient : « Il a l’air d’un Tsigane, il se comporte et parle comme eux, et il aurait mieux fait de le rester. » Lui, n’avait pas assez d’autorité pour jouer les « seigneurs » et il n’avait donc pas gagné au change. Son ancien tatouage, précédé du « Z » étant devenu obsolète, avait été barré à l’aide
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