Survivant d'Auschwitz
incroyable ! »
Effectivement, mon nouveau copain avait beaucoup de choses à raconter et ses aventures dans les décombres de Berlin étaient pour moi un feuilleton si passionnant, que j’allais le voir tous les soirs. Nous marchions dans la rue principale du camp et il me dévoilait ses secrets, en se retournant tout le temps furtivement, de peur que quelqu’un ne l’entende.
« Je suis docteur, disait-il fièrement, mais pas un docteur en médecine. Non ! Je suis quelqu’un de réaliste, moi, j’ai fait criminologie. Cela ne te dit rien, sans doute. C’est un domaine qui s’intéresse aux crimes et aux criminels. Parfait, n’est-ce pas, en ces temps présents ?!
« Jusqu’au mois dernier, j’étais enfermé à la prison de Alexanderplatz , où j’étais chargé de seconder la police dans ses rafles contre le marché noir. Comme les décombres d’immeubles bombardés étaient une cache idéale pour la pègre et que les évadés de toutes sortes ne pouvaient s’en tirer qu’à condition de rentrer dans une organisation criminelle, tu peux imaginer tout ce qu’on avait à faire ! Je portais une grosse moustache, qui me faisait ressembler à un détective, et quand on avait des actions à l’extérieur, j’étais autorisé à porter un revolver. »
En vieux routard du camp, je lui conseillai de rester plutôt discret sur ses activités passées, et de faire attention à ses lunettes… (il n’en trouverait pas d’autres ici). « Oui, tu as raison, me dit-il, en plus, il est possible qu’il y ait des détenus qui me connaissent d’avant et qui n’en aient pas gardé un bon souvenir. »
Par la suite, il était devenu méconnaissable tant il avait maigri, il s’était gagné les faveurs d’un détenu privilégié allemand et s’était trouvé un bon poste. Apparemment c’était toujours utile d’être criminologue… Nous perdîmes contact avec lui – nous étions jeunes et il n’avait plus besoin de conseils.
Plus de cent mille détenus arrivèrent après moi et j’étais devenu un « vieux de la vieille », qui depuis un an qu’il était ici, savait tout sur le camp. De nombreux détenus de fonction me connaissaient de vue et j’étais devenu quelqu’un pour qui on avait de la considération. Le petit – celui que tout le monde avait essayé d’impressionner – s’était transformé en vieux routard désormais respectable, parce qu’il tenait encore bon.
Un jour, la direction du camp m’accorda même une concession en m’incluant dans la liste de ceux qui avaient le droit d’envoyer une lettre chez eux. Je regardai fixement la carte qu’on m’avait donnée ; puis je réfléchis à ce que j’allais écrire – puisque l’on n’avait droit qu’à quelques mots – et à qui j’allais écrire. J’adressai donc mon message à une vieille dame allemande, qui avait été l’une de nos voisines, et écrivis : « Je vais bien et espère que vous m’enverrez de bonnes nouvelles » (je voulais dire par là un petit paquet). Bien entendu, ces quelques lignes sur lesquelles j’avais fondé des espoirs restèrent lettre blanche. Je suppose qu’elles furent déchirées, avant même de quitter le camp.
Une autre fois, l’administration prit la décision d’organiser des séances de cinéma, mais seuls les détenus allemands et polonais avaient le droit d’y aller et recevaient des tickets. Avant chaque séance, les autres détenus, notamment les Russes, les Juifs et les Tsiganes, faisaient la queue devant l’entrée, se bousculaient et bouchaient l’entrée, essayant de profiter de chaque occasion pour se faufiler à l’intérieur. Un soir pourtant, alors que je me poussais contre la porte, mes efforts furent enfin récompensés. Un criminel allemand, qui passait par là et me connaissait de loin, me glissa un ticket dans la main. « Rentre, petit, chuchota-t-il, amuse-toi bien. »
J’étais fou de fierté et pénétrai dans le cinéma, une salle vide du bloc 2a, et cela commença : une séance, avec un vrai film sonore, à Auschwitz ! Oubliant que nous étions entassés les uns contre les autres, nous suivions l’histoire avec passion, dévorant l’écran : une histoire d’amour où l’on voyait des gens vivre normalement, manger des bonnes choses, être bien habillés, des femmes, une vie de famille… bref, un mirage. Chaque détail nous semblait un rêve, mais plus encore : un autre monde, devenu au fond si éloigné du nôtre,
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