Survivant d'Auschwitz
de petites croix tatouées, et le nouveau trônait juste à côté, plus seyant, plus net et plus grand.
Les nazis forgeaient des plans optimistes et prirent de nouvelles dispositions pour l’arrivée de futurs millions d’esclaves, issus des nombreuses « races inférieures » dont l’Europe regorgeait. Il fallait agrandir Auschwitz et les nouveaux chantiers poussaient sur le site comme des champignons. Les besoins en travailleurs qualifiés devinrent si importants, que le millier de détenus qui avaient été formés à l’école des maçons n’y suffit plus. Des projets gigantesques étaient prévus. Un de nos contremaîtres disait les avoir vus. Ils prévoyaient un camp « d’habitation » deux fois plus étendu que l’actuel, une capacité industrielle triplée, et un nouveau réseau routier et ferroviaire pour la zone de production.
Le premier pas vers la réalisation de ces plans d’agrandissement fut la création d’une nouvelle administration. Notre camp était le plus petit, donc le plus propre, et servait de camp modèle aux délégations extérieures. Il fut baptisé Auschwitz I. Les camps de Birkenau devinrent Auschwitz II, Monowitz et ses camps annexes Auschwitz III. Ainsi toute la zone, qui s’étendait de la Vistule à la Sola, devint-elle un seul et grand complexe, un immense camp de concentration, un monstre pour qui le connaissait et l’éprouvait, un simple nom en triple exemplaire pour les autres.
J’avais été transféré dans un kommando appelé « les écuries nouvelles ». Trimant en plein soleil, toute la journée à creuser des fondations et à remuer la terre, nous n’avions pas le droit de retirer notre veste. Notre garde SS, lui, paressait à l’ombre et nous observait.
Parfois – peut-être la soirée de la veille avait-elle été un peu trop fatigante –, il arrivait que ce représentant du Troisième Reich, non vraiment zélé, mais tellement agressif, s’assoupît. C’était alors le signal, pour les plus hardis d’entre nous, de sauter par-dessus la clôture et d’aller se faufiler dans le jardin mitoyen. Oiseaux, abeilles et vers, tout nous était bonheur, sans parler des baies, des fleurs et des radis… denrées rares et d’une grande utilité. Comme toutes les propriétés polonaises réquisitionnées sur la zone du camp, le jardin faisait, lui aussi, partie d’un domaine mis à disposition d’un officier SS et de sa famille. Nos mini-expéditions de pillards allaient donc bien au-delà du seul acte de battre l’ennemi avec ses propres méthodes. L’attaque par-derrière sans être découverts nous permettait de semer la confusion des genres – même si celle-ci se limitait à la sphère domestique. En rentrant chez lui dans sa villa, le chef nazi allait découvrir ses beaux parterres de fleurs saccagés et accuserait certainement sa progéniture !
Mais ceci n’était que des intermèdes, car en règle générale, rien ne venait interrompre la monotonie de notre travail. Nous creusions jusqu’à épuisement et transpirions sang et eau avec pour vague espoir celui de décrocher le versement – très aléatoire – de la prime ; elle se montait à un seul et pauvre mark du camp*, monnaie qui permettait d’accéder à des plaisirs que la plupart des déportés comme nous, en tout cas moi, n’approchaient jamais. Quand par chance quelqu’un la touchait, il passait la soirée (avec les détenus privilégiés qui recevaient de l’argent de chez eux) à faire la queue devant la cantine et pouvait s’offrir – si tout n’était pas déjà vendu – de la moutarde, du papier toilettes, du papier à lettres, du papier à cigarettes ou du tabac, faits à base de sciure de bois. Théoriquement, la prime pouvait atteindre jusqu’à un mark par semaine. Encore une belle astuce des nazis pour mieux nous exploiter. Un mark, valeur maximum que pouvait atteindre un esclave du vingtième siècle…
Gert l’Effronté m’avait présenté à un nouveau du camp, un grand gaillard solitaire, la petite quarantaine, qui en imposait. Il était juif, s’appelait Philipp Auerbach, et venait de Berlin. J’étais censé lui apprendre les règles de la vie au camp. « Vu sa bedaine et ses grosses lunettes, je le verrais assez bien prof, me disait Gert, mais je crois qu’il a le contact facile. Bon, il est un peu naïf, mais il a toujours des histoires géniales à raconter. Tu verras le débit qu’il a, en particulier sur Berlin, c’est
Weitere Kostenlose Bücher