Survivant d'Auschwitz
respect auprès de leurs « traders ».
Ces marchandises passaient aux mains de spéculateurs dans le camp et servaient de paiement sur provision auprès de civils, qui en échange donnaient de l’alcool, du beurre et des cigarettes. Pour trois cigarettes, même tarif établi sur le marché noir dans toute l’Europe, on avait une ration quotidienne, c’est-à-dire 350 grammes de pain. Le beurre servait à acheter les kapos, les contremaîtres et les chefs de bloc ; l’alcool – qui était le plus demandé et le plus difficile à faire rentrer dans le camp – servait de pot-de-vin pour les riches privilégiés du camp et les SS.
Bien entendu, nous étions contrôlés quotidiennement en rentrant du travail. Un détenu sur cinquante se faisait fouiller de près, les autres – ceux qui avaient des renflements suspects – étaient férocement regardés de haut en bas. Celui qui se faisait prendre était sauvagement battu, puis placé pour le reste de la soirée entre deux clôtures sous haute tension, bourdonnantes et espacées l’une de l’autre d’un mètre seulement.
*
L’école des maçons (et donc moi) avait été transférée au bloc 13a. Les apprentis, tous de nouveaux arrivants pour la plupart juifs hongrois, avaient entre quatorze et seize ans. Comme Petit Kurt – qui avait disparu depuis longtemps –, ils vivaient encore dans le souvenir d’une enfance heureuse et ne prêtaient pas grande attention à la cruauté de leur environnement. En fait, c’était un bonheur de les observer et de les voir, si imperturbables et sereins. Cela nous redonnait du courage.
Certains avaient reçu une éducation sioniste et nous aimions alors écouter leurs chansons, qui parlaient des pionniers en Palestine et de Trumpeldor, celui-ci, qui à la différence des Juifs d’Europe, avait combattu avant de mourir. C’étaient des mélodies sentimentales, qui nous ramenaient à des idéaux que les vieux détenus avaient oubliés depuis longtemps.
« Dors, ô vallée de Jezréel… » Leurs voix claires et juvéniles étaient comme désespérément étouffées dans la paille et la poussière de cette chambrée aux nombreux châlits, « dors, ô merveilleuse vallée, nous sommes tes gardiens… ».
Un autre petit groupe, lui-même d’une infatigable gentillesse – essentiellement parce que cela leur rapportait à l’occasion un bol de soupe – était formé de quelques jeunes Tsiganes, toujours prêts à chanter. Ils passaient leurs soirées à chanter et à danser sur le « Birkenweg » et la « Lagerpromenade » – le long de la triple clôture de barbelés – et nous rappelaient le temps des jours heureux…
Je prenais désormais celui d’écouter, car j’avais cessé d’aller mendier en vain de la nourriture. J’avais décidé de m’intéresser à tout le monde, d’observer les différentes habitudes de chacun, d’essayer de les comprendre, et non plus de seulement m’attarder auprès de ceux qui pouvaient me rapporter quelque chose.
En face des « Nouvelles écuries », l’endroit où nous travaillions, se trouvait un mess d’officiers, le « Führerheim ». L’intendance, comme c’était le cas pour toutes les maisons de SS, était aux mains de détenues d’une secte religieuse, les Témoins de Jéhovah. Elles nous demandaient parfois de venir les aider, lorsqu’il y avait des choses trop lourdes à porter, telles que des sacs, des caisses ou des tonneaux. Nous espérions toujours pouvoir trouver quelque chose à nous mettre sous la dent et faisions donc tout pour nous rendre utiles. Une fois par semaine, nous voyions la camionnette du livreur passer, et trouvions toujours le moyen de nous faufiler et d’attirer l’attention de ces femmes en leur faisant de grands gestes. Un jour, je fus celui qu’elles choisirent pour venir les aider. Portant maladroitement en équilibre une caisse de vin sur mes jeunes épaules, je pénétrai par l’entrée de service et descendis un escalier sombre, qui menait à la cave. Je déposai mon fardeau et écarquillai grand les yeux devant ce que je croyais n’exister qu’en rêve : le long du mur, des rangées à l’infini de bouteilles avec les meilleurs crus d’Europe ; pendus à une étagère, des oies plumées, des lièvres, des saucissons, des jambons à l’odeur savoureuse, dont la seule vue me faisait monter l’eau à la bouche. Une vieille gouvernante portant un gros trousseau de clés suspendu à un pli de sa
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