Survivant d'Auschwitz
à la politique et nous n’essayions pas de faire la leçon à quiconque. Enfin, nous ne nous vexions pas comme les adultes qui, avec toutes leurs idées préconçues, s’offensaient facilement.
J’avais plaisir à faire connaissance des us et coutumes des uns et des autres, à écouter leurs points de vue. Je ne trouvais aucune habitude repoussante, tant qu’elle ne portait pas tort. Seul le mal, s’il était planifié et prémédité, méritait d’être condamné.
Moi, par exemple, j’avais l’habitude, lorsque je recevais mes 40 grammes de margarine trois fois par semaine, de les tartiner en une couche fine et bien homogène sur ma tartine, alors que certains Russes, qui venaient de la campagne, l’avalaient tout rond, comme si cela avait été un morceau de saucisson, sans même la goûter.
Un autre exemple : pour moi, frapper quelqu’un signifiait qu’on était fâché avec lui. Pour les Grecs, c’était un jeu, qu’ils appelaient « Klepsi Klepsi », surnom donné au vol. Plus vous tapiez sur celui qui avait les yeux bandés, plus c’était amusant, surtout au moment où celui-ci devait reconnaître le coupable du groupe ; chacun prenait alors une mine désolée et si la victime trouvait l’auteur, c’était à son tour de se faire bander les yeux et de deviner qui le frappait.
Il y avait aussi ce jeune Juif belge, qui avait l’air d’un enfant encore. Avant d’arriver à Auschwitz et d’être mon voisin, il n’avait jamais fait un lit de sa vie, ni lavé ses affaires, cousu un bouton, raccommodé ses chaussettes ou coupé une tranche de pain ; il n’était jamais sorti non plus de chez lui sans en avoir préalablement demandé la permission. « À la maison, me confia-t-il un jour, c’était Maman qui me coiffait tous les matins, parce que j’avais beaucoup de cheveux. »
Au début, il pleurait au moment de l’extinction des feux et enroulait son pauvre corps affaibli dans deux mauvaises couvertures pleines de puces. « Si tu veux vraiment faire quelque chose pour moi, me dit-il, alors que j’essayais par tous les moyens de le consoler, en vain malheureusement, alors sois gentil et fais mon lit à ma place. Je n’y arrive pas tout seul, et j’ai tellement peur de la punition que cela me coûtera, que je fais tout à l’envers. » Peut-être aurais-je dû le laisser se débrouiller seul, mais je doutais fort que la dure vie du camp ne lui laissât le temps d’apprendre à le faire.
Maurice était également un personnage, dans son genre. C’était un Juif grec, grand, sec, roux et, avec ses taches de rousseur et son petit nez en trompette, il incarnait l’optimisme personnifié. Nous fîmes connaissance, le jour où il essaya de nous piéger avec une question de mathématique. À sa grande surprise, il trouva en moi un égal, bien que nos intérêts fussent très divergents. Au lieu de perdre son temps à chercher quelque chose de comestible à manger, Maurice préférait apprendre et se cultiver. Entre nous, nous échangions des nouvelles du camp et parlions des évolutions de la guerre, mais lui passait toutes ses soirées avec un ami polonais, professeur, qui lui enseignait le russe, le polonais et le tchèque et auquel, en contrepartie, il donnait des leçons de grec ancien.
J’avais également sympathisé avec un ancien camarade de chantier, un Ukrainien, étonnamment cultivé. Malgré les difficultés de nos langues respectives, nous parlions de nos problèmes, et mes critiques acerbes au sujet de ses compatriotes le piquaient au vif.
« Ce ne sont que des voleurs finis, lançai-je, des crapules que tout le monde déteste et méprise et qui n’hésitent même pas à agresser les musulmans. » – « Mais arrête, tout le monde le fait, me dit-il, et tu ne peux pas attendre que des gens aussi rustres comprennent ce genre de choses. Ils ont l’estomac plus gros que toi et la faim les pousse à faire n’importe quoi. Tu crois qu’ils iraient manger les légumes pourris qu’ils trouvent dans les ordures des cuisines, si la faim était supportable ? » – « Oui, je sais, interrompis-je, mais ce n’est pas une raison, ils devraient faire comme nous et se limiter à aller voler dans les réserves du camp ou dans le cellier, mais jamais la ration de pain du voisin. » – « Bah, c’est facile de jouer à Monsieur Je-sais-tout, répliqua-t-il, d’ailleurs, ce n’est même pas ce que tu es ; tu es juste naïf. Connais-tu un seul Ukrainien qui
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