Survivant d'Auschwitz
qui s’étaient engagés pour deux ans ou plus. « Encore de la graisse de mouton à se mettre sur la tartine ! » disaient-ils, abandonnant leur petit déjeuner sur le rebord de la fenêtre, de manière à ce que nous puissions le voir. « Que le diable les emporte aux cuisines ! Même les rats n’y toucheraient pas ! » En dehors de ces cadeaux occasionnels et toujours très appréciés, les civils osaient à peine nous parler et manifester publiquement leur sympathie. Seuls les détenus avec lesquels ils faisaient du troc étaient l’exception à cette règle.
Nous avions des hôtes indésirables désormais – les SS responsables des chevaux. Soudards, paresseux et vulgaires, ils s’étaient mis dans les deux pièces du fond de l’écurie, nous harcelant constamment pour nous chasser. Ils ne supportaient pas de vivre sous le même toit que nous, mais leur collègue, inspecteur du bâtiment, ne voulait rien entendre.
« Les ouvriers resteront ici jusqu’à ce qu’ils aient fini », disait notre supérieur en uniforme SS. » « Alors, nous les tuerons tous ! criaient les garçons d’écurie, furieux, cette espèce de smala qui pue ! Ils foutent le bocson partout, volent les navets, font peur aux chevaux, et toi, pauvre idiot, tu fais en sorte qu’ils continuent comme cela ! »
Quelques jours plus tard, nos gardiens rentrèrent, saouls comme à l’accoutumée, se précipitèrent sur nous, faisant tournoyer leurs fouets, jouant avec le barillet de leur pistolet en nous agonissant de jurons, les civils et nous. « On va vous apprendre, nous, à nous tromper comme vous le faites, bande de salopards ! » L’un d’entre eux me prit par le cou, me fixa et me hurla de continuer à travailler. Je me remis debout et filai par l’échelle jusqu’au grenier, me réjouissant d’être aussi alerte. En bas, la bagarre continuait.
Je croisai le contremaître, qui était adossé contre la soupente, dans un coin. « Je m’y attendais. Ils ne vont jamais vouloir l’admettre. » – « Quoi ? » demandai-je, intrigué. – « Tu ne savais pas ? dit-il en ricanant. L’un de nos jeunes leur a vendu de l’alcool, et quand ils ont déclaré qu’ils ne voulaient pas payer, il les a menacés de les dénoncer à leurs supérieurs. »
Le soulèvement de Varsovie avait été maté. Les otages – hommes, femmes et enfants, habitants de rues entières – arrivèrent à Birkenau. Sur place, des détenus polonais les attendaient impatiemment, espérant retrouver quelques connaissances ou obtenir des détails.
Nous nous sentions à nouveau en contact avec le monde extérieur, puisque nous allions bientôt être libérés par les Alliés. Nous demandions à nos camarades de travail, les civils, de nous apporter des journaux – c’est-à-dire d’emballer leurs sandwichs dans la dernière édition du Völkischer Beobachter ou l’équivalent polonais.
En tenue rayée bleu et blanc, le calot plat sur nos crânes chauves, accroupis autour du tas de sable humide, nous dessinions des cartes de l’Europe avec les différentes lignes de front.
Alors que la cause alliée était désormais partagée par la quasi-totalité du monde et comptait de puissants soutiens, l’avancée des armées de libération nous paraissait cependant bien lente. Nous avions espéré que nos amis auraient pratiqué la politique d’extermination des nazis ainsi qu’un Blitzkrieg* 5 en sens inverse et nous avions cru que le choc d’une armée de soldats déterminés et bien équipés – bénéficiant de plus du soutien des populations – aurait rapidement démantelé les quelques légions fascistes. À l’est, nous constations que les fascistes avaient été repoussés de 2 000 kilomètres, mais les Alliés, malgré le débarquement, se trouvaient toujours quelque part en France et en Italie. Pourtant l’extrême pointe ouest de l’Allemagne ne se trouvait qu’à 160 kilomètres de la Manche. Non, ce n’était pas la guerre totale, telle que nous l’avions imaginée.
Nous passions beaucoup moins de temps que les adultes à nous demander comment allaient nos familles, à désirer nos femmes, à nous remémorer le souvenir de bonnes ripailles. Nous pensions à peine aux choses du passé ; nous ne nous occupions que de l’instant présent : comprendre et connaître nos compagnons de misère était la seule chose qui nous intéressait. Il était facile de parler avec eux ouvertement, nous ne connaissions rien
Weitere Kostenlose Bücher