Survivant d'Auschwitz
lampadaires, des globes de verre haut perchés, où brillaient les ampoules, qui tels des yeux semblaient pencher leur regard sur nous.
Le travail était dur et le chemin de retour épuisant. Mais contrairement aux autres détenus, tout présentait un intérêt pour nous : les différents postes de contrôle, les centres administratifs, les villas d’officiers, les domaines situés à distance, les camps SS, les lignes de chemin de fer, toutes ces choses qui repoussaient plus qu’elles n’attiraient, valaient que l’on s’y attarde. Nous notions chaque détail, chaque changement au cas où…
Tous les jours, nous remarquions d’ailleurs quelque chose de nouveau et cela nous emplissait de joie. Ce que nous faisions n’était pas tout à fait inutile, nous étions presque confiants et le peu d’informations que nous rapportions au camp étaient comme des munitions, pour alimenter le combat contre l’ignorance dans laquelle nous étions sciemment maintenus.
Vu l’âge et la témérité des gardes qui nous surveillaient, il aurait été assez facile de quitter le kommando et de nous enfuir. Pourtant personne n’essaya. Quel intérêt avions-nous à nous exposer à un tel danger, puisque notre cause gagnait ? Nous continuâmes donc à mélanger le ciment. Nous prenions d’assaut les immenses tas de gravier et de sable, leur donnions de sauvages coups de pelle avec autant d’acharnement que s’ils avaient été nos ennemis personnels, et en flanquions le contenu dans la bétonneuse. Nous ne réfléchissions pas que, ce faisant, nous contribuions inconsciemment à l’empire nazi ; nous ne ressentions que la puissance de notre jeunesse, la dynamique d’un progrès, qui ne pouvait pas nous tromper. À cela s’ajoutait que nous savions que les mottes de terre dégradaient la qualité du béton, et qu’il fallait veiller à ne pas en mettre. Nous faisions tout le contraire et en remplissions la bétonneuse. Au fond, c’était là exactement ce que nous cherchions : une possibilité de faire de la résistance.
En chemin vers notre travail, nous croisâmes un jour un groupe de jeunes filles de Birkenau. Vu leurs jambes solides, elles devaient être russes. Elles s’adressèrent à nous, confirmant ce que nous pensions. Nos cœurs s’enflammèrent et nous les saluâmes avec chaleur. Elles agitaient leurs fichus, nous nos calots, mais nos sentiments et notre désir étaient les mêmes ! Que nous ayons vu le jour au bord de l’Atlantique ou dans le fin fond des steppes de Mongolie, notre ardente et invincible jeunesse ne faisait qu’une. Nous nous envoyâmes des messages : « da Sdrawstwe! » – « Lang leben! » – (« Krasanja armija » et « na stalina » étaient à peu près tout ce que je comprenais en russe).
Les gardes, pour qui tout ceci n’était qu’un vacarme incompréhensible, tentèrent d’y mettre fin brutalement. C’était inutile. Ni eux ni leurs chefs ne parviendraient à retarder le cours de l’Histoire – au contraire, ils ne faisaient que l’accélérer !
Les jeunes filles prirent la route qui descendait dans la vallée et bientôt disparurent ; un petit monticule recouvert de fleurs les cacha, puis finit par nous séparer d’elles.
*
J’étais retourné travailler dans le kommando, qui construisait les écuries. Nous devions terminer l’intérieur, poser une frise de briques sur le sol, en forme d’arêtes de poisson, fixer les mangeoires, les recouvrir de crépi, enfin poser des plaques de contreplaqué dans tout le grenier. C’était le travail le plus agréable que j’aie jamais fait. Comme le matériel nécessaire arrivait en général toujours en retard, nous passions une grande partie de la journée à attendre et j’avais même réussi à me lier d’amitié avec le vieux contremaître, car je parlais anglais avec lui.
« Lorsque je me suis retrouvé après la dernière guerre du côté allemand de la frontière, me dit-il, on me regardait de haut comme un Wasserpolack ; puis lorsque je suis retourné en Pologne, je me suis fait traiter d’Allemand. En 1939, cela a arrangé les Allemands de me décréter ein Volksdeutscher * 4 , puis ils ont vite regretté leur décision et m’ont fichu en taule. » « Et maintenant, lui dis-je en l’interrompant, tu es de nouveau polonais. » « Oui, un bon Polonais, et j’en suis heureux ! »
La moitié de nos collègues étaient des civils et des artisans polonais ou tchèques,
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